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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 29 mars 1851

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1850-1851)

(Présidence de M. Delfosse, vice-président.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. T'Kint de Naeyer (page 1037) procède à l'appel nominal à midi et un quart.

M. A. Vandenpeereboom donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. T'Kint de Naeyer présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la chambre.

« Le sieur Mattelyn, qui a perdu un bras dans l'exercice de ses fonctions d'employé aux travaux de fortifications de Nieuport, prie la chambre de lui accorder une pension ou un secours. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Léonard fait hommage à la chambre de 5 exemplaires d'une brochure comprenant des lettres au conseil communal de Liège, relatives à des mesures hygiéniques, au péage du pont de la Boverie et à des travaux d'utilité générale ; et présente des observations sur les avantages pour la ville de Liège et pour le gouvernement de transférer dans la station de Londoz celle des Guillemins, quant à tout ce qui est en destination pour Liège et réciproquement. »

- Renvoi à la commission des pétitions et dépôt à la bibliothèque.


« Plusieurs habitants de Rumbeke demandent qu'il soit pris des mesures pour relever l'industrie linière. »

M. Rodenbach. - Cette pétition nous est adressée par les notables habitants de Rumbeke (district de Roulers). Les fabricants de toile et les tisserands disent qu'il n'y a plus d'ouvrage pour les ouvriers ; et ceux-ci sont forcés par le manque de travail à demander des secours aux bureaux de bienfaisance. La décadence est complète dans la nouvelle aussi bien que dans l'ancienne industrie linière. Je demande qu'on examine cette pétition sérieusement. Il y a une véritable crise. On sollicite une société d'exportation ou d'autres moyens. Je demande le renvoi à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.

- Ce renvoi est prononcé.


M. T'Kint de Naeyer. - « Le bureau du comice agricole des 3ème et 10ème districts du Limbourg présente des observations contre la proposition de loi qui a pour objet une redevance annuelle sur les prairies ou terres arables irriguées par certains canaux. »

M. Vilain XIIII. - Il a été adressé à la chambre plusieurs pétitions où l'on réclame contre la proposition de l'honorable M. de Perceval. Comme, avant la discussion qui a été fixée à lundi, la commission des pétitions n'aurait pas le temps de faire un rapport, je demanderai que cette pétition (que je recommande à l'attention de mes collègues) reste déposée sur le bureau, pour que les membres de la chambre puissent en prendre connaissance avant la discussion sur la prise en considération de la proposition de M. de Perceval.

Avant-hier quand les honorables MM. Loos et Coomans ont parlé de l'effet que cette proposition avait produit dans la Campine, j'ai cru (j'en demande bien pardon à mes honorables collègues) qu'il y avait dans leurs paroles un peu d'exagération.

Les lettres que j'ai reçues de la Campine prouvent que j'étais dans l'erreur. Plus de 800 ouvriers sont renvoyés des travaux. Il est donc important que la chambre prenne une décision le plus promptement possible.

M. Manilius. - Une pétition mérite certainement bien d'être examinée par la commission. Il serait très intéressant de savoir ce que la commission en pense, et si elle ne peut faire son rapport d'ici à lundi, je préférerais que la discussion fût reculée.

S'il y a tant de craintes dans la Campine, c'est qu'on suppose qu'il s'agit d'un impôt bien établi. Examinons donc la question avec maturité.

Je conclus donc au renvoi à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport, et comme le rapport ne peut être prêt pour lundi, je demande l'ajournement de la discussion.

M. de Renesse et M. Rodenbach. - Il y a décision.

M. Allard. - Lorsque la chambre a ordonné le renvoi à la commission des pétitions de la pétition qui se rattache à la proposition de M. de Perceval.

La commission s'est empressée de se réunir. J'avoue qu'il n'y a dans la pétition rien qui puisse éclairer la chambre ; je suis prêt à faire le rapport sur la première pétition ; mais elle ne contient aucun motif contre la proposition de loi de l'honorable M. de Perceval ; on annonce un mémoire, et en attendant, on prie la chambre de rejeter la prise en considération de la proposition ; j'ignore ce que renferment les nouvelles pétitions, mais si elles ne contiennent pas plus de faits que la première, la chambre ne pourra nullement être éclairée par un rapport de la commission.

M. Vilain XIIII. - Messieurs, je ne m'oppose nullement à ce que les pétitions suivent la filière ordinaire ; elles peuvent être renvoyées à la commission qui pourra faire un rapport. Mais est-ce qu'un rapport pourra être présenté avant lundi ? Or, c'est un fait acquis que la prise en considération de la proposition de loi de l'honorable M. de Perceval doit être discutée lundi prochain. Je ne pense pas que la chambre veuille revenir sur la résolution qu'elle a prise avant-hier. Ce serait un véritable malheur pour 800 ouvriers, car la première conséquence du dépôt de la proposition de loi, c'est une perte, pendant dix jours, de 800 journées d'ouvriers.

Il est donc urgent que la chambre statue sur la prise en considération de la proposition de loi. J'espère que la chambre n'accueillera pas la prise en considération, et alors les 800 ouvriers pourront reprendre leur travail, actuellement interrompu.

Je le répète, je ne m'oppose pas à ce que les pétitions suivent la filière ordinaire : mais je demande qu'en attendant les pétitions soient déposées sur le bureau pour que les membres de la chambre puissent en prendre connaissance.

M. Coomans. - Messieurs, c'est précisément pour atteindre le but indiqué par l'honorable M. Manilius, que nous avons demandé le dépôt des pétitions sur le bureau pendant la discussion de lundi prochain. Nous craignons si peu que la question soit examinée par la commision des pétitions, que si celle-ci avait la bonté de hâter son travail et de le déposer sur le bureau avant lundi, nous serons parfaitement satisfaits. C'est parce qu'il y a dans les pétitions des calculs, des renseignements qui pourraient être utiles à ceux de nos honorables qui voudraient s'instruire, que nous avons demandé le dépôt de ces pétitions sur le bureau.

Il est vrai, comme l'a dit l'honorable M. Allard, que la première pétition que j'ai déposée moi-même sur le bureau avant-hier, ne contenait pas la réfutation des arguments sur lesquels est fondée la proposition de loi de l'honorable M. de Perceval ; mais les documents que nous avons déposés ce matin sur le bureau sont plus explicites et beaucoup plus concluants sous ce rapport. Nos honorables collègues pourront déjà y puiser quelques lumières.

Du reste, d'après ce qu'on m'annonce, il arrivera encore à la chambre des pétitions assez nombreuses, et certes la commission des pétitions ne pourrait pas en rendre sérieusement compte pour lundi.

Au surplus, la chambre décidera ; tout ce que je désire avec l'honorable M. Vilain XIIII, c'est que la discussion sur la prise en considération reste fixée à lundi ; je ne le demande pas seulement parce que c'est là un droit acquis, je le demande encore au nom de l'humanité. L'alarme est générale dans la Campine ; entrepreneurs et ouvriers s'arrêtent inquiets et attendent impatiemment une solution. Je supplie la chambre de ne pas se déjuger, et de ne pas ajourner la démonstration que nous avons promise de l'injustice et de l'impossibilité qui caractérisent le projet de loi de M. de Perceval.

M. Manilius. - Messieurs, nous devons suivre le vœu du règlement. Nous ne devons pas préjuger une pétition, avant que la commission ne l'ait examinée. Maintenant, si la commission trouve que ces pétitions ne peuvent avoir de meilleur but que d'être déposées sur le bureau, elle peut prendre une résolution lundi matin. J'ai lieu de croire, au contraire, d'après ce que vient de dire l'honorable préopinant, que ces pétitions, à l'encontre de la première, donnent des détails très étendus ; on nous annonce même l'envoi de nouvelles pétitions ; eh bien si de nouvelles pétitions doivent nous être adressées, je suis en droit d'insister pour que la chambre propose la discussion sur la prise en considération de la proposition de loi.

Messieurs, c'est une question qui a réellement une très grande importance. Il ne faut pas précipitamment l'écarter ; car je viens d'entendre un honorable préopinant dire que cette prise en considération sera probablement rejetée. Qu'en sait-il ? Les probabilités ne sont encore ni pour, ni contre ; moi, je puis dire que la prise en considération sera probablement adoptée.

Messieurs, ne préjugeons rien ; examinons avec soin ; la question, je le répète, est très sérieuse ; pourquoi ne pas l'examiner ? Pourquoi l'étouffer à sa naissance ? S'il y a tant de danger pour les intéressés, eh bien, ils nous éclaireront et nous jugerons avec connaissance de cause. Ne scindons pas la discussion sur le projet de loi relatif au crédit foncier. Attendons jusqu'après cette discussion.

- Plusieurs membres. - C'est décidé.

La chambre consultée maintient à lundi la discussion sur la prise en considération de la proposition de M. de Perceval.

M. le président. - (page 1038) On pourrait concilier les deux opinions, en renvoyant la pétition à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport et en ordonnant le dépôt sur le bureau pendant la discussion sur la prise en considération de la proposition de M. de Perceval.

- Cette proposition est adoptée.


M. T’Kint de Naeyer. - « Le sieur Bomblez, ancien fermier de barrière, prie la chambre de lui faire obtenir une indemnité pour payer les frais que lui ont occasionnés des contraventions aux dispositions sur les barrières. »

- Renvoi à la commission des pétitions.

« L'administration communale de Pitthem demande l'érection de fermes de bienfaisance dans lesquelles les mendiants devraient se livrer au travail agricole. »

« Mêmes observations du sieur Clermont, propriétaire de prairies irrigables, à Neerpelt. »

- Même renvoi.

M. de Muelenaere. - Messieurs, c'est encore une des communes les plus populeuses de la Flandre occidentale qui vient, à son tour, vous exposer ses griefs contre la législation qui régit les dépôts de mendicité. Il y a trois jours, nous avons eu des réclamations de même nature de la part de plusieurs communes du Brabant. Ce mouvement, qui devient de plus en plus général, doit avoir une cause réelle ; je crois que cette cause est celle que j'ai eu l'honneur de vous indiquer précédemment, c'est-à-dire la gêne constamment croissante des finances communales.

Quoi qu'il en soit, et quelque opinion qu'on puisse avoir sur cette législation, je crois qu'il est très urgent de chercher un remède à ce mal. Pour le moment, je me borne à prier la commission de prendre cette pétition en sérieuse considération, et j'espère qu'elle voudra bien nous présenter son rapport le plus tôt possible.

M. le Bailly de Tilleghem. - J'avais les mêmes observations à faire que M. de Muelenaere. J'appuie le renvoi.

M. Rodenbach. - Voilà au moins la douzième pétition qui nous est adressée des districts de Thielt et de Roulers ; je l'appuie de toutes mes forces. (Interruption.)

Cette requête paraît soulever quelque rumeur sur certains bancs, mais je pense que plus tard il en arrivera assez pour faire comprendre la nécessité de modifier la législation. Quand les représentants auront examiné mûrement les pétitions, ils verront, j'espère, que la question est très sérieuse et les demandes contre les dépôts de mendicité très fondées. Alors on n'en rira plus.

Je demande le renvoi à la commission des pétitions avec invitation de faire un prompt rapport.

- La pétition est renvoyée à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.


M. T'Kint de Naeyer. - « Le sieur Couder, milicien congédié du service, réclame l'intervention de la chambre pour obtenir un certificat de bonne conduite qui lui est refusé. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


Par message, en date du 26 mars, le sénat informe la chambre qu'il a adopté, dans sa séance du même jour, le projet de loi qui apporte des modifications au Code pénal maritime.

- Pris pour information.


M. Osy, obligé d'assiter à la séance mensuelle de la Banque nationale, s'excuse de ne pouvoir assister à l'ouverture de la séance.

- Pris pour information.

Projet de loi sur le crédit foncier

Discussion générale

M. Mascart. - Messieurs, un des arguments qu'on a fait valoir et sur lequel on a insisté pour combattre l'institution d'une caisse de crédit foncier, c'est que le petit propriétaire, par un amour immodéré de la propriété, empruntera pour acheter alors que ses ressources ne lui permettront pas de se libérer en servant régulièrement la rente qu'il aura créée ; qu'au lieu d'augmenter son bien, il perdrait même le peu qu'il possédait. On a dit qu'en Allemagne, pays doué d'institutions semblables à celle qu'on veut établir en Belgique, non seulement les propriétaires ne s'étaient pas libérés, mais que la dette avait même augmenté.

Je ne nie ni ne garantis le fait, mais en l'admettant, il serait alors nécessaire de connaître la classe de propriétaires qui, dans ce pays, a le plus contribué à augmenter les charges de la propriété foncière, avant d'en faire un grief contre l'institution.

On trouverait très probablement que ces emprunts avaient été contractés par la grande propriété foncière, qui, comme chacun sait, ne donne que 2 ou 2 1/2 p.c. ; et dès lors il n'est pas étonnant qu'ayant à servir un intérêt double pendant une période très longue elle ait vu empirer sa situation. Pour cette classe de propriétaires, il n'y a qu'un moyen de sortir d'embarras, l'aliénation, l'emprunt entraînant presque toujours la ruine de l'emprunteur.

Mais pour juger de l'utilité d'une institution, il faut se placer au point de vue des besoins du pays, des intérêts les plus nombreux auxquels on peut venir en aide. Alors il est impossible de méconnaître que c'est principalement dans l'intérêt de la petite propriété, dans l'intérêt des agriculteurs ou des paysans, si vous voulez, qu'il est bon d'instituer une caisse de crédit foncier. A l'égard de cette classe on peut être parfaitement rassuré, les emprunts faits à la caisse, au lieu de la ruiner lui procureront de nouvelles forces. Cumulant les bénéfices du propriétaire du cultivateur, et de l'ouvrier en même temps, le petit propriétaire obtient un intérêt de 6 à 7 p. c. qui lui rend facile le remboursement par annuités des sommes empruntées.

La caisse sera donc utile au petit propriétaire cultivateur. Il reconnaîtra bien vite que l'instrument mis à sa portée peut lui rendre d'incalculables services en lui permettant d'emprunter au taux modéré de 4 p. c. à l'aide du capital terre qu'il possède. Que cet emprunt soit employé en améliorations ou en acquisitions de terre, le pays ne peut qu'y gagner, car il n'en peut résulter qu'une augmentation de produits.

Nos populations rurales sont saines d'esprit, et si elles n'ont pas beaucoup d'idées, elles n'en ont au moins que de droites lorsque leurs intérêts sont en jeu.

On ne doit donc pas craindre cet agrandissement de la propriété chez le cultivateur ; il faut au contraire le favoriser. La loi aura cet effet comme l'huile facilite le mouvement de la mécanique.

Aujourd'hui, messieurs, l'accumulation improductive des capitaux n'existe guère que dans les campagnes où le placement en fonds publics est inconnu. Le cultivateur accumule pendant 10 ans, franc par franc, avec perte d'intérêt, jusqu'au moment où une occasion favorable lui est offerte d'utiliser ses épargnes par l'acquisition de l'hectare de terre qu'il convoite. Les capitalistes de cette espèce sont très nombreux et les sommes qu'ils ont entre les mains atteignent un chiffre élevé. Que faut-il faire pour donner à ces capitaux un emploi productif ? Leur offrir un placement facile sur fonds de terre, le seul connu dans les campagues et qui inspire une confiance générale.

Ces fonds alimenteront la caisse par fractions de lettre de gage de cent francs ou de deux cents francs. Ils y seront attirés par le placement facile, le taux de l'intérêt, et surtout par la précieuse faculté de les réaliser à volonté lorsqu'on voudra en faire un autre emploi, acquisition ou amélioration du sol.

D'autres capitaux y contribueront également pour une large part. Actuellement, les communes et les bureaux de bienfaisance sont obligés de placer leurs fonds aux caisses d'épargne et aux monts-de pieté. On a vu, après les événements de février, ce qu'étaient ces établissements. Il y eut immobilisation ou perte partielle des capitaux, parce que ces capitaux avaient été convertis en rentes sur l'Etat et que celles-ci suivaient les vicissitudes des gouvernements qui les avaient créés.

Une expérience de 80 ans a démontré que les crises politiques les plus graves et les plus intenses affectent peu les lettres de gage, leur valeur étant fondée sur la valeur libre de la propriété, qui est peu variable de sa nature.

Aussi les caisses de crédit foncier prospèrent-elles dans les pays où la propriété est constituée de la manière la plus démocratique comme dans ceux où la loi civile a en vue le maintien de la grande propriété. Pourquoi en serait-il autrement ? Proportion gardée, la petite propriété a comme la grande des besoins à satisfaire, des crises à surmonter. Il en sera de même en Belgique, quoique la propriété y soit très divisée. Beaucoup de petits propriétaires trouveront instantanément à emprunter, pour des besoins momentanés ou permanents ; car il est impossible que les capitaux ne soient pas toujours offerts en quantité suffisante, la lettre de gage présentant deux qualités qui semblent s'exclure, mobilité et solidité parfaite.

Si les capitaux désertent actuellement les prêts sur hypothèque à un taux modéré, c'est que ces prêts sont immobilisés plus ou moins longtemps. En les reconstituant sur d'autres bases, en leur accordant la mobilité des fonds publics, non seulement vous les relevez de leur état d'infériorité, mais vous leur faites acquérir tous les avantages des rentes sur l'Etat avec la sécurité du gage immobilier eu plus.

Loin d'avoir pour effet, comme aucuns le craignent, de reconstituer la grande propriété en contribuant à la perte de la petite par la facilité d'emprunter, l'institution d'une caisse de crédit foncier augmentera donc le nombre et améliorera en même temps la position des petits propriétaires. Il est constaté par l'expérience, qu'avec des moyens égaux, la petite propriété a gagné chaque jour du terrain et que depuis l'affranchissement de la propriété foncière, il y a 60 ans, la terre a glissé insensiblement dans les mains calleuses de ceux qui la font fructifier par le travail.

L'institution projetée ne fera qu'accélérer ce mouvement. Le grand propriétaire oisif ne peut, sans se ruiner, emprunter à 4 p. c. pour ne retirer que 2 ou 3. Dans sa lutte avec le petit propriétaire, l'avantage doit rester à celui-ci.

C'est là ce que je tenais à démontrer, et ce qui me décide à donner mon approbation au projet de loi.

M. Julliot. - Messieurs, j'ai demandé la parole, d'abord pour motiver mon vote, ensuite pour vous présenter quelques considérations dont une sur la forme et les autres sur le fond du projet de loi en discussion.

Quant à cette forme, messieurs, je dirai que les projets de lois qui émanent du département des finances sont en général rédigés avec concision, clarté ; la rédaction en est serrée, et, à la lecture de l'article premier de ces projets, vous trouvez tout le principe de la loi.

Dans le projet qui nous occupe, l'inverse est vrai. Ce projet a revêtu (page 1039) la forme diffuse de la rédaction hollandaise, il faut lire la loi jusqu'au bout pour savoir ce qu'elle veut. L'article premier ne nous apprend rien, car pour découvrir le principe qui intéresse le plus, c'est-à-dire la part afférente à l'Etat dans le nouvel établissement, il faut aller chercher le complément de l'idée dans différents articles épars, assez éloignés les uns des autres pour que la vue n'en frappe pas deux à la fois.

Les mots : gouvernement, Etat, sont partout évités avec soin ; l'Etat ne veut pas y paraître ; cependant il y est.

Voilà le secret de ce vague dans l'appréciation qui a régné parmi nous pendant les premiers jours de la distribution de ce projet.

Aujourd'hui que ces nuages sont dissipés, j'ai, pour faciliter les recherches à tous ceux en dehors de cette enceinte qui s'intéressent aux interventions de l'Etat, j'ai, dis-je, résumé le principe entier de l'intervention officielle dans cette loi, en un seul article.

Le voici.

« Le gouvernement est autorisé à créer un établissement sous le nom de Caisse de crédit foncier, ayant pour objet les emprunts sur hypothèque et la libération des débiteurs.

« Les administrateurs de cet établissement seront nommés par le Roi, ils auront le concours des agents du département des finances ; ces derniers seront responsables envers les porteurs de lettres de gage et envers l'administration, les administrateurs le seront vis-à-vis du gouvernement, et le gouvernement lui-même conservera la responsabilité morale de cette gestion envers le pays. »

Voilà, messieurs, l'exposé succinct de la part afférente à l'Etat dans cette nouvelle centralisation écrite dans le projet.

Maintenant un commentaire de quelques mots seulement, et vous aurez une idée complète des effets immédiats et successifs de la loi.

Dans cette caisse de crédit foncier ne se trouvent que les deux mains du gouvernement, celle qui reçoit et celle qui paye ; dans des temps ordinaires elles fonctionneront régulièrement toutes les deux ; mais en cas de disette, de guerre, de maladie morale ou physique de la société, la main qui reçoit sera paralysée, celle qui paye devra redoubler d'activité et n'aura plus pour moteur que l'emprunt forcé ou le papier-monnaie. Je dis donc. Celui qui veut que l'Etat prenne cette nouvelle responsabilité morale, qui, dans des cas graves, peut devenir responsabilité matérielle, pécuniaire, acceptera la loi.

Celui, au contraire, qui ne veut pas exposer l'Etat à de nouveaux embarras éventuels, la repoussera, et je suis de ces derniers.

Messieurs, depuis quelque temps, le gouvernement, en fait de projets de lois, ne procède plus que par série ; il nous a donné une série de caisse d'épargne, caisse de retraite et secours mutuels ; il nous promet une série de nouveaux impôts qui n'est que la conséquence logique de toutes ses interventions ; et le projet que nous discutons en ce moment n'est que le n°1 d'une série de mesures de crédits officiels. On ne le dit pas positivement, mais, la formule progressiste, il y a quelque chose à faire, est déjà en pleine circulation. Nous le verrons, du reste, dans la réponse que fera le gouvernement au discours de l'honorable M. de Perceval.

En réfléchissant aux conséquences lointaines, mais probables, de ce chaos législatif dont très souvent les sophismes économiques font les frais et dont les conséquences immédiates même sont nulles, alors qu'elles ne sont pas défavorables, je me demande bien des fois, si dans un pays de liberté où l'on entend conserver les bienfaits de la libre concurrence dans le travail, où ou ne veut certes pas remplacer les jurandes et les corps de métiers d'autrefois par un corps de métier général appelé l'Etat, un gouvernement indolent et paresseux ne vaut pas mieux qu'un gouvernement trop actif, et je conclus affirmativement, car remarquez-le bien, plus le gouvernement fera voter de lois, plus il sera obligé d'en présenter successivement.

Messieurs, il est inutile de vous dire que je ne soupçonne les intentions de personne ; non, les intentions du gouvernement comme celles de nous tous, sans exception aucune, sont pures et honorables ; tous veulent le bien-être de la société sous l'égide des institutions libérales dont le Congrès national nous a dotés seulement nous ne sommes pas d'accord sur les moyens d'application. Nous voulons tous le progrès ; nous, nous le demandons à la liberté, nos adversaires le demandent à l'entrave et au monopole.

Les uns voient dans l'Etat une providence chargée de distribuer le bien-être à la société tout entière, l'Etat doit agir. C'esi le garantisme établi par la loi. Les autres croient à l'impuissance de l'Etat dans la distribution de la richesse ; ils pensent que l'absorption des intérêts privés par l'Etat lui crée une foule d'ennemis, détruit sa force, porte atteinte à la libre concurrence dans les intérêts matériels et rend les services plus chers que s'ils étaient fournis par l'intérêt privé ; ils y voient donc l'affaiblissemeut de l'autorité autant que l'amoindrissement du capital social, autrement dit, une pauvreté relativement pus grande.

Messieurs, les questions purement politiques et sur lesquelles je suis parfaitement d'accord avec le ministre, sont forcément reléguées au second plan, ce sont les questions sociales qui sont venues nous surprendre il y a trois ans, alors que nous n'y étions pas préparés, qui sont au premier plan ; elles posent devant nous et demandent une solution. Et si, avant 1848, le programme politique, que nous avons reçu était approprié aux besoins de cette époque, un programme social est devenu impérieux aujourd'hui, et le gouvernement est en retard de nous le présenter.

Dans l'organisation sociale, il n'y a pas dix principes en présence, il n'y en a que deux et bien définis, la liberté et l'esclavage ou le monopole ; la liberté ne veut recevoir de l'Etat que les services d'ordre public, c'est le principe consacré par la Constitution ; implicitement elle vous défend d'aller au-delà, elle repousse tout privilège, car le premier pas fait dans la distribution des services financiers, commerciaux et industriels, est un privilège, l'Etat ne peut plus s'arrêter, il faut qu'il marche, et plus il avance, plus sa marche est précipitée ; et si, messieurs, ce qui se passe dans cette chambre, depuis trois ans, ne vous donne pas la démonstration irréfutable de ce que j'avance, je dois désespérer de la bonne cause.

Il ne peut en être autrement, l'Etat qui s'immisce dans les intérêts privés doit les satisfaire tous, sous peine d'arbitraire, d'iniquité et d'injustice flagrante ; cet axiome ne peut être répété trop souvent, et, avant-hier, l'honorable M. de Perceval l'a produit ; il vous a dit : Vous avez satisfait une foule d'intérêts sociaux par votre intervention, il faut les satisfaire tous, ou vous êtes injustes, parce que vous êtes arbitraires. Oui, messieurs, vous êtes injustes alors que vous pratiquez l'arbitraire.

Ce n'est pas d'hier que mes sympathies sont acquises à l'indépendance, à la franchise et à l'énergie de cet honorable collègue ; il dit tout haut ce qu'il pense tout bas ; le caractère c'est l'homme ; j'engage vivement l'honorable député de Malines à persévérer dans cette voie, il défendra consciencieusement ses convictions et il les défendra avec talent, c'est l’unique moyen, messieurs, d'en arriver une bonne fois à discuter des principes, à discuter le programme des devoirs sociaux d'un gouvernement.

En politique le gouvernement a un programme bien défini ; le principe fondamental de ce programme c'est la division des pouvoirs ; il proclame que la confusion ds pouvoirs politiques et des services politiques, c'est le désordre, c'est l'anarchie et le chaos, et il est dans le vrai. Ainsi, en politique les pouvoirs, les devoirs et les services ont une ligne bien claire de démarcation, le pouvoir délibérant, le pouvoir exécutif, l'individu, tous ont leur cercle pour se mouvoir ; il leur est défendu d'en sortir pour ne pas produire la confusion avec toutes ses conséquences qui sont le désordre ; et dans le mécanisme social proprement dit, vous n'aurez pas de division du tout, le pouvoir sortira par toutes les directions de ce cercle d'action qui lui a été tracé par la Constitution pour se mouvoir, il ne respectera pas les bornes de sa délégation.

Cette délégation, à ses yeux, ne doit pas avoir de bornes, elle est universelle.

Le gouvernement, le pouvoir, dont le respect public fait tout le prestige et la force, pourra impunément quitter cette position neutre et élevée que lui a faite la société pour veiller d'en haut sur l'égalité devant la loi, pour sauvegarder la liberté dans le travail, il pourra s'abaisser au niveau de l’intérêt individuel et se jeter dans ce pêle-mêle où chacun combat pour vivre. Ce n'est plus user de la puissance du pouvoir, c'est en abuser pour écraser les faibles ; c'est de la tyrannie sociale, en même temps que la dégradation du pouvoir. Et, en voulez-vous un exemple frappant par son actualité, examinez le conflit qui existe, en ce moment même, entre les intérêts du commerce, entre Verviers et Namur, la compagnie du chemin de fer, dans cette direction, et l'Etat représentant des intérêts du trésor. Eh bien, l'Etat doit, dans cette position, terrasser les intérêts commerciaux de ces localités, ou il doit se faire le gérant infidèle des deniers du contribuable ; je le défie de sortir de ce dilemme.

Toutes ces entreprises doivent, à des moments donnés, produire les mêmes effets : les uns visibles, les autres moins apparents.

Or, à défaut de programme, tous les pouvoirs, les devoirs, et les services sociaux seront confondus, la libre concurrence dans le commerce, la finance et l'industrie existera pour le gouvernement à titre d'autorité, comme pour l'individu ; n'est-ce pas préparer un désordre complet dans les attributions naturelles de chaque élément de la société, et si le gouvernement continue à absorber les services qui sont du domaine exclusif de la liberté, la liberté, à son tour, ne voudra-t-elle pas s'immiscer dans les devoirs, les services d'ordre public, car si vous lui enlevez sa part, elle devra bien se retrouver sur la vôtre, et vous préparer la confusion et le désordre.

Je constate donc que le gouvernement, pour les questions économiques de notre état social, n'a pas de programme, n'a pas de ligne de démarcation ; tout flotte à l'aventure, et si les bureaux ministériels regorgent de paperasses interventionnelles, les principes déterminés y font défaut.

Messieurs, j'entends souvent accuser le gouvernement de pratiquer le socialisme, d'être socialiste, et chaque fois pour toute réponse, MM. les ministres sourient, et je me sens tenté de les imiter ; en effet, ces accusations ne sont pas sérieuses, elles sont même irréfléchies ; car, comment peut-on accuser le gouvernement de pratiquer tel article de son programme, alors qu'il n'a pas de programme ? Comment peut-on lui dire, au point de vue social, vous êtes socialiste, alors qu'il n'est rien, c'est-à dire ni l'un ni l'autre ?

Le principe de liberté ou de non-intervention repose donc sur la solidarité libre, la fraternité libre et l'égalité devant la loi.

L'autre principe qui est celui de l'intervention, du monopole et de la dégradation de l'espèce humaine, est aussi absolu que le premier, il proclame tout haut, que la société est en droit de tout attendre de l'action de l'Etat, le père de famille doit céder sa place au gouvernement pour la gestion de ses intérêts, le pays n'est qu'une seule famille et le père commun doit pourvoir à la nourriture, au bien-être de tous ses enfants. On dit : C'est une anomalie flétrissante que de voir encore des pauvres à côté des riches ; ce principe ne se contente pas de l'égalité devant la loi, il lui faut l'égalité de condition et le garantisme législatif de vivre, au moyen de la solidarité forcée entre l’ouvrier laborieux et le fainéant, la fraternité forcée entre l'homme honnête, vertueux et le vaurien, puis il (page 1040) faut demander peu d'impôts et subsidier tout le monde, le tout par l'intermédiaire de la loi et du gouvernement ; voilà les utopies promises par cette seconde école. Et s'il m'est permis de dire tout ce que je pense, je dirai que, depuis quelque temps, nous nous exerçons à faire fonctionner l'intermédiaire de l'Etat d'une manière déplorable.

Messieurs, j’ai placé l'économiste qui n'est autre que le défenseur vrai de la Constitution, en présence du démocrate socialiste, ou, si vous le voulez, en présence du sauveur pseudologique de la société, et vous reconnaîtrez avec moi, que nous ne faisons que nous débattre entre les deux principes, nous prenons un peu de l'un et beaucoup de l'autre, ce qui nous fait aboutir à toutes ces contradictions économiques et sociales ; nous faisons de l'éclectisme ; notre système est la négation de tout principe, c'est de l'athéisme social, conduisant au pouvoir absolu ; et voyez comment cela se passe.

Nous repoussons l'intervention dans les intérêts privés à la frontière, ou, ce qui revient au même, le gouvernement déclare haut et ferme que dans la question douanière il n'aggravera aucun droit, mais qu'il les diminuera tous au fur et à mesure qu'il en aura l'occasion ; il est si convaincu de l'utilité de ce principe, que le cabinet y attache son existence. Il nous a dit plus d'une fois qu'augmenter l'intervention à la frontière, ce serait reculer la civilisation, et je suis de son avis.

Mais ce qui affaiblit singulièrement ce principe, c'est que l'intervention de l'Etat dans les intérêts financiers, commerciaux et industriels à l'intérieur du pays, n'est autre qu'une protection du plus mauvais aloi ; celle-ci a toujours pour effet de spolier des Belges au profit de Belges, alors que nos opérations à la frontière, et qui sont mauvaises sans doute, ont cependant quelquefois pour effet de prendre sur des étrangers au profit des Belges, comme si ces deux opérations n'étaient pas identiquement entachées du même vice.

Messieurs, pour trouver le crédit foncier dans toute sa vigueur par l'intermédiaire de l'Etat, il n'était pas nécessaire d'explorer toute la confédération germanique, comme le fait le rapport de la section centrale ; et je regrette de ne pas avoir fourni mes matériaux à l'honorable rapporteur.

Eu effet, le crédit foncier, comme le crédit agricole, l'un et l'autre distribués par l'Etat, figurent en tête de tous les programmes sociaux qui ont vu le jour en France, en 1848.

J'ai lu et relu toutes les productions solidaires et égalitaires de cette époque, ce qui n'a pas peu contribué à me fixer sur tout ce qui est élément d'ordre ou élément de désorganisation, et pas un de ces programmes ne néglige l'intervention de l'Etat dans la transformation et dans l'échange de ces valeurs.

Que lisez-vous sur tous les drapeanx républicains ? Vous y lisez : que l'Etat doit être l'intermédiaire entre le sol et le capital, ce que nous discutons en ce moment.

Il doit être l'intermédiaire entre le capital et l'agriculture dont la réalisation est espérée par la section centrale et réclamée impérieusement par l'honorable M. de Perceval ; et, si la section centrale ne se sent pas disposée à suivre l'honorable député de Malines, elle a fait gratuitement imprimer une phrase populaire pour nous être agréable.

J'espère que l'honorable rapporteur voudra bien s'expliquer à cet égard, restera encore à créer l'association par l'intermédiaire de l'Etat entre le capital et le petit travailleur, qui, n'étant ni paysan, ni industriel, veut néanmoins devenir quelque chose et a les mêmes droits à faire valoir.

Vous serez obligés de voter cette intervention, quand vous aurez accepté les deux premiers membres de cette triple proposition.

Ces partisans du crédit foncier par l'Etat proclamaient que l'Etat, représentant les intérêts généraux, devait offrir à tous les citoyens les ressources d'un crédit immense dans ses ramifications ; l'Etat devait être l'intermédiaire d'un crédit général, crédit universel dans sa providence.

Ce qu'il faut, disait-on, c'est de donner le crédit du capitaliste à celui qui ne l'est pas. Ecoutez ce que l'on disait encore, et ici tous les utopistes étaient d'accord, on disait : « L'intervention de l'Etat dans le crédit hypothécaire peut nous en donner les moyens, car il devient la base d'une organisation générale, et du moment que cet intérêt public sera bien compris, le mode d'action sera facile à découvrir et à être généralisé. »

C'est donc, il faut bien le dire, la pierre angulaire de tout cet édifice qu'on nous convie en ce moment de fonder, édifice qui à mon point de vue est indigne d'une société libre, alors qu'elle n'est ni énervée, ni corrompue, et qu'elle n'a pas, ce qu'avait l'Allemagne au dix-huitième siècle, une féodalité, une chevalerie criblée de dettes et aux abois, avec un sol déprécié à l'excès.

Nous allons donc par une pente douce arriver en détail à toutes ces ramifications que les plus pressés voulaient inaugurer toutes à la fois, et nous dirons probablement avec eux, il ne sera pas vrai qu'à côté des riches il y ait encore des pauvres, le garantisme de l'Etat repousse cette anomalie, il faut que l'Etat pourvoie à tous les besoins, sauf à nous à le renverser si les résultats ne répondent pas à ses promesses.

Tel était le langage de ces fiévreux théoriciens auxquels on n'a pas laissé le temps d'essayer leurs élucubrations sur le sol français, et tel sera forcément chez nous le langage de ceux qui éprouveront le mécompte de toutes ces promesses fallacieuses traduites en lois, de bonne foi sans doute, mais du moins bien imprudemment.

Il ne m'est réellement pas donné de comprendre comment l'honorable ministre des finances, qui a dû momentanément épuiser toutes les ressources de son intelligence et de son énergie, pour mener à bonne fin l'affaire de l'Etat vis-à-vis des deux banques, puisse se résoudre à venir nous proposer une foule d'institutions qui vont se grouper autour de l'Etat. Car si tous ces établissements réussissent, ils viendront au premier sinistre enlacer de nouveau l'Etat, non pas dans une étreinte, mais dans autant d'étreinles qu'il y aura d'institutions qui graviteront autour de lui par son entremise.

Encore une fois, comment concilier la conduite prudente et sage vis-à-vis des banques, avec la création de tant de nouveaux dangers ?

On a voulu se soustraire pour l'avenir à une nouvelle émission de 62 millions de papier-monnaie en terminant avec les banques, et d'un autre côté, on s'expose, par toutes ces nouvelles créations, à devoir, pour satisfaire à tous ces nouveaux besoins en cas de crise, émettre du papier-monnaie à un chiffre tel que vos papiers ne seraient plus que des assignats, précurseurs d'une liquidation officielle, autrement dit banqueroute. Mais il y a dans ce dégagement d'un côté et dans de nombreux engagements d'un autre, encore une fois contradiction manifeste dans le but à ma manière de voir.

Messieurs, il y a d'autant plus de motifs de s'arrêter que, tout en reconnaissant que, dans le moment même d'une crise, un gouvernement ne doit être soumis à aucun principe, il ne doit avoir qu'un but, c'est de sauver le pays, et toujours dans ce cas la fin justifie les moyens ; et si toutes ces mesures se rattachaient à nos jours de danger, je m'inclinerai ; mais où est la nécessité de toutes ces applications plus hasardées les unes que les autres, applications, je le répète, qui, au lieu de sauver d'un péril qui n'existe pas, en préparent évidemment de nombreux.

On me répondra peut-être, et je m'y attends : L'opinion publique l'exige.

Mais, messieurs, où donc est cette opinion publique qui agit avec tant de force pour arracher au gouvernement toutes ces nouvelles interventions les unes plus périlleuses que les autres ? Je ne la connais pas. Où sont ces nombreuses pétitions des conseils provinciaux, des conseils communaux, vrais organes de notre pays démocratique ? Je ne les ai jamais vues. Oui, vous avez reçu depuis dix ans des pétitions émanées des autorités compétentes, mais elles demandaient, quoi ? La réforme hypothécaire que vous avez donnée, et la réforme des lois d'expropriation forcée qui aurait dû avoir le pas sur le projet actuel ; mais des pétitions nombreuses en faveur de toutes ces nouvelles institutions, je ne les connais pas.

Mais avant-hier un honorable orateur, en parlant dans cette discussion, nous a révélé que l'honorable ministre des finances avait eu une entrevue avec le promoteur du crédit foncier par l'Etat à la chambre française, et ce qui est bien plus intéressant encore, c'est que l'auteur de cette disposition, alors qu'il s'est trouvé dans la réunion récente de la société des économistes à Paris, a découvert le danger que présentait sa première idée, et a abandonné soa propre projet, ce qui prouve que l'honorable M. Wolowski sait se mettre au-dessus des préjugés et des clameurs populaires. C'est un bel exemple à suivre, et si j'avais l'honneur d'être à la place de M. le ministre des finances, je saisirais avidement cette occasion pour grandir encore dans l'opinion.

Mais, dira-t-on, vous ne tenez aucun compte de l'action qui s'est produite dans la presse en faveur du garantisme par l'Etat ? Vous ne savez donc pas qu'on appelle la presse le quatrième pouvoir, que c'est l'opinion publique.

Je ne sais, messieurs, à quel point ces prédications agissent magiquement sur les hommes qui nous gouvernent, mais en ce qui me concerne, consacrant tout mon respect et mon dévouement à la Constitution tout entière, aux trois pouvoirs constitutionnels, il me reste peu de cet hommage en réserve pour l'offrir à ce quatrième pouvoir, si flatté par les uns, si craint par les autres.

La plus belle mission de la presse serait celle de dire la vérité aux populations, mais malheureusement elle est plus souvent au service des passions, qu'à celui de la raison et de la saine morale des peuples.

Bien des gens ont peur de la presse avancée en Belgique ; je ne partage pas leur crainte ; notre presse avancée est sincère, elle dit tout ce qu'elle pense, elle a son programme, elle arbore son drapeau, elle a des principes qu'on peut discuter ; et comme opinion consciencieuse, elle est respectable, car alors qu'elle demande le crédit public par l'Etat, non pas à la portée de tel ou tel groupe comme on vous le propose, mais à la portée de tous, elle est plus juste que ceux qui ne procèdent que par parties. Elle est logique quand elle dit : Je veux le suffrage universel et des élections annuelles ; et si elles tiennent le pays dans une agitation continuelle, où serait le mal ? Car, l'Etat fournissant le crédit à tout le monde, le crédit particulier peut disparaître sans inconvénient ; cela peut ne pas nous convenir ; mais je dis que cette appréciation, au point de vue des distributeurs des services financiers par l'Etat, doit être juste et logique. Du reste, toute opinion qui se pose avec droiture et franchise, on peut la discuter.

Mais il est une autre presse qui m'inquiète davantage, parce que tout en professant le même ordre d'idées sur l'utilité des interventions de l'Etat, dans les intérêts sociaux elle fausse les esprits par des ménagements dangereux, elle ne montre que les coins de son programme, elle en donne de temps à autre une monosyllable fondue dans des phrases élégantes et étudiées.

Elle pénètre avec des formes modérées à tous les foyers de ceux qui par leur aptitude et leur position sont ou seront appelés à prendre part aux différents degrés du gouvernement du pays.

(page 1041) Elle y répand à profusion les idées erronées sur le mécanisme naturel de la société.

C'est ainsi que je lisais naguère, dans un de ces organes modérés, que le ministère libéral n'était pas venu aux affaires pour se croiser les bras, que ne pas agir serait abdiquer, et que ce qu'il avait de mieux à faire, c'était d'émettre cent millions de bons du trésor à cours forcé pour faire des travaux publics dans quelques provinces.

Cet article, écrit avec talent, reçut en dehors de cette enceinte le meilleur accueil de la part des admirateurs de l'intervention de l'Etat.

Eh bien, messieurs, le mal que fait cette presse est d'autant plus grand, que pénétrant partout, les hommes étrangers aux affaires comme beaucoup d'intelligences paresseuses qui y sont, trouvent plus commode de prendre une idée toute faite dans un journal bien écrit, que de se creuser la tête pour trouver des idées vraies, et surtout pour en déduire les conséquences logiques et naturelles, immédiates et successives.

C'est cette paresse de l'esprit humain qui a créé la fiction de l'opinion publique résidant dans les journaux.

Je me résume.

Messieurs, je vous ai exposé les principes qui découlent, selon moi, de notre régime de liberté, en ce qui concerne l'économie sociale. Je suis, en règle générale, l'adversaire de tout établissement financier, commercial ou industriel créé par l'entremise de l'Etat. L’Etat, avec son pouvoir immense, ne peut favoriser un groupe d'intérêts, sans, en même temps, en froisser un autre.

Mais il faut compter avec les faits et si, en théorie, je ne cède rien, en pratique nul n'est tenu à l'impossible ; nous nous sommes engagés dans une foule d'interventions, et ce qu'il reste à faire d'abord, c'est de s'arrêter, puis de pratiquer à l'intérieur du pays le principe économique que vous proclamez à la frontière, car si la diminution de l'intervention à la frontière est favorable à la société tout entière, la diminution de l'intervention à l'intérieur doit avoir le même caractère, j'attends avec intérêt la distinction de caractère qu'on voudra bien présenter dans ce principe économique. Je dis donc : Abstenons-nous de nouvelles interventions, tant que la force des choses ne nous y contraint pas ; cette nécessité n'existant pas, je voterai contre la loi.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je ne sais si le projet de loi soumis en ce moment aux délibérations de la chambre doit être, sinon le prétexte, au moins l'occasion des excursions les plus vagabondes dans le domaine entier des théories. Le discours que vous venez d'entendre me porterait à le croire. D'honorables membres s'aventurant ainsi dans une foule de sujets qui n'ont rien de commun avec celui qui est soumis à vos débats et rencontrant par hasard sur leur chemin quelques écrivains qualifiés d'avancés ou de socialistes qui auraient mis une certaine insistance à réclamer l'organisation du crédit foncier, ils en concluent sans autre examen, sans approfondir l'idée, sans chercher à en reconnaître l'origine et les conséquences, ils en concluent résolument que l'idée est mauvaise, qu'elle est détestable, qu'elle est menaçante pour la société.

M. Dumortier. - Organisé par l'Etat !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous verrez tout à l'heure ce qui en est, à cet égard ; vous serez, j'en suis convaincu, complètement édifié sur ce point. J'espère démontrer que le crédit imparfait que vous avez actuellement est organisé par l'Etat, et que, sous peine de n'en pas avoir, tout crédit foncier nécessite l'intervention de l'autorité publique.

La prévention obscurcit les intelligences les plus nettes d'ordinaire ; elle place comme un bandeau sur les yeux pour empêcher de voir les faits les plus évidents, les plus notoires.

Venons-nous proposer une institution inconnue, une innovation radicale que la pratique n'a pas sanctionnée, une espèce de révolution ? S'il en était ainsi, je comprendrais les appréhensions dont on nous fait entendre la sonore expression. L'esprit s'inquiète aisément en face de l'inconnu. Ainsi, lorsqu'un obscur négociant, dont le nom maintenant ne périra pas, conçut l'idée si simple et si vraie, qui était destinée, comme toutes les idées simples et vraies, à se propager et à produire d'heureux fruits ; lorsque cet obscur négociant vint la présenter au gouvernement de l'époque, je conçois que l'on eût hésité à l'accueillir.

Mais après une expérience presque séculaire, lorsque tout le nord de l'Europe est couvert d'institutions semblables à celle que nous voulons fonder, lorsque partout, sans exception, elles ont produit le plus grand bien, faire entrevoir des périls vraiment imaginaires, se complaire à combattre des rêves quand la réalité est là pour rassurer les plus timorés, c'est, par excès de prudence, s'effrayer à plaisir de la moindre innovation ; c'est pousser la timidité jusqu'à la défaillance, et la peur de tout mouvement jusqu'à sanctifier l'immobilité.

Messieurs, il est bon de ne point perdre de vue quelques idées générales qui dominent entièrement le sujet important qui nous occupe. Je ne redirai pas ce que tant de penseurs éminents, ce que tant d'écrivains distingués ont publié sur l'influence du crédit ; je me bornerai à rappeler que le crédit joue déjà et est destiné à jouer un rôle immense dans les sociétés modernes. L'antiquité n'a pas connu cette puissance qui a enfanté les merveilles de l'industrie et du commerce. Le crédit est né au sein des industrieuses cités du moyen âge, et son premier bienfait a été de leur procurer le moyen d'acheter ou de conquérir leur liberté.

Le crédit, messieurs, implique des idées de l'ordre moral le plus élevé : le crédit tend non seulement à créer, mais ce qui est mieux encore, à établir la diffusion des richesses.

Le crédit unit, le crédit rapproche les hommes : le crédit met en présence celui qui, par le travail et l'épargne, est arrivé à constituer un capital et celui qui, par le travail, par l'ordre et la probité cherche aussi à améliorer sa position dans le monde. Le crédil c'est l'assistance, mais l'assistance intéressée, l'assistance qui procure à la fois une récompense à celui qui donne et à celui qui reçoit. C'est pour avoir exagéré ce côté magnifique du crédit, c'est pour avoir voulu l'assimiler à la charité, que l'Eglise, tombant dans une fatale erreur économique, qu'elle a d'ailleurs depuis longtemps abandonnée, avait érigé en loi la gratuité du crédit.

Lorsque, dans le moyen âge, le crédit voulut faire des efforts pour se développer, il rencontra de toutes parts des lois préparées comme pour l'étouffer.

Le crédit se dégagea des liens dont on voulait le charger. Le commerce réclama bientôt des lois entièrement différentes de celles qui régissaient alors la propriété : à des lois faites en haine du créancier, entourant le débiteur de faveurs injustes, de protections désastreuses, de garanties mortelles pour lui-même, le commerce substitua des lois plus raisonnables et plus justes. A ce dédale de procédures qui arrêtaient le créancier à chaque pas qu'il voulait faire pour obtenir ce qui lui était dû, le commerce substitua des lois promptes, efficaces qui assuraient l'accomplissement des engagements contractés.

Je me permets encore un instant, messieurs, d'insister ici sur le côté moral du crédit. Quelles habitudes d'ordre et d'économie n'a-t-il pas introduites ! quelles réformes n'a-t-il pas amenées dans les mœurs ! quels efforts n'a-t-il pas imposés à l'homme pour justifier la confiance qu'un autre homme avait placée en lui ! Le respect des engagements contractés a été érigé en point d'honneur ; ne pas acquitter ses engagements à l'échéance, a été considéré comme une tache infâmante pour un négociant. Que de labeurs, que de sacrifices pour conserver son crédit ! Mais dans cette lutte, l'homme n'a fait que grandir à ses propres yeux, car tout sacrifice ennoblit.

Et cependant, tandis que le crédit personnel et mobilier se constituait ainsi, tandis qu'il allait s'élargissant, se développant, transformant des marchands en rois, le crédit réel, le crédit foncier conservait toutes les empreintes du passé : c'est que les lois romaines étaient hostiles au crédit ; c'est que plus tard les lois féodales, considérant la propriété du sol comme moyen de gouvernement, attachant à cette propriété des privilèges civils ou politiques, ont voulu la soustraire, autant que possible, au libre développement de l'activité de l'homme.

Il n'est guère douteux qu'un pareil état de choses qui ne fut pas contre-balancé dans les sociétés anciennes par la puissance du crédit industriel et commercial, comme nous l'avons vu de nos jours en Angleterre, n'ait été l'une des causes actives de la condition déplorable du plus grand nombre dans les sociétés anciennes et dans le moyen-âge. Je sais qu'il est assez de mode d'attribuer aujourd'hui aux développements du crédit, à l'industrie, c'est-à-dire, chose étrange ! à l'extension des moyens de production, les souffrances d'un grand nombre d'hommes. Mais je tiens pour ma part, que généralement la condition des hommes s'est sensiblement améliorée de nos jours, quoi qu'en disent certains esprits moroses ou inattentifs qui n'ont pas suffisamment étudié les faits et pour qui l'histoire semble toujours devoir restée fermée.

A Rome, au temps de César, sur une population de 450,000 citoyens romains, - je ne parle pas des esclaves, - on en comptait 2,000 à peine qui eussent quelque chose, qui « rem haberent », et plus de 320,000 qui étaient inscrits sur le registre des indigents, qui vivaient de l'annone, c'est-à-dire qu'ils étaient entretenus par l'Etat ! 320,000 prolétaires oisifs recevant le pain de l'annone ! Au moyen âge, vous savez si la condition du plus grand nombre était bonne ; vous savez si les populations, souvent décimées par la peste et par la famine, n'étaient pas constamment rongées par la misère. Vous savez le lugubre tableau que Vauban a laissé de' la condition des classes laborieuses, des classes agricoles de son temps.

Aujourd'hui, cette condition est loin d'être assurément ce qu'elle devrait être, ce qu'elle sera, je l'espère, dans l'avenir ; non pas qu'il faille rêver de faire disparaître la souffrance et la douleur ; la souffrance et la douleur seront toujours dans le monde. Mais on réussira, sans doute, en continuant à unir de courageux efforts, à faire participer un plus grand nombre d'hommes aux améliorations morales et matérielles qui sont tentées de tous côtés.

Nous croyons fermement que l'un des moyens les plus propres à introduire des modifications salutaires dans la distribution des richesses, c'est de placer, à côté du crédit industriel et commercial, une meilleure organisation du crédit foncier. On a déjà beaucoup fait depuis soixante ans. On a affranchi la propriété ; on a fait disparaître bien des liens dont elle était entourée. On a aboli les fidéicommis, les substitutions ; on a établi l'égalité des partages.

Toutes ces nouvelles conquêtes ont été définitivement et irrévocablement consacrées par le Code civil... (Interruption.)

M. de Mérode. - Jusqu'à ce qu'on change d'idée t

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Jusqu'à ce qu'on change d'idée, me dit l'honorable M. de Mérode ; il est possible que quelque jour, et la discussion actuelle m'en fait concevoir la pensée, il est possible que quelque jour, on revienne aux institutions anciennes, et qu'on demande le rétablissement des substitutions et des fidéicommis.

M. de Mérode. - (page 1042) Voulez-vous me permettre un mot ?

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Volontiers !

M. de Mérode. - J'ai dit que ce que vous déclarez irrévocable peut être révoqué, parce qu'on peut changer d'idée, et que les opinions d'aujourd'hui sont loin d'être fixes et à l'abri du changement.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je ne me charge pas d'exprimer la pensée d'autrui, mais la mienne. Je disais, messieurs, que les conquêtes faites sous ce rapport avaient été définitivement, irrévocablement consacrés par le Code civil ; l'honorable M. de Mérode pense que cela n'est pas irrévocable ; je laisse à l'honorable membre la liberté de penser à cet égard comme il lui plaît.

L'affranchissement de la propriété a fait faire un grand pas au crédit foncier. Mais il est loin assurément d'être arrivé à la perfection ; tous les bons esprits le reconnaissent ; vous l'avez vous-mêmes reconnu, en réformant, il y a quelques jours, votre régime hypothécaire. Nous ne pouvons pas déclarer que tout progrès est accompli sous ce rapport ; que dès que l'on a réformé le régime hypothécaire, du moment où l'on aura introduit quelques modifications dans les lois sur l'expropriation, tout sera dit, les choses seront au mieux dans le meilleur des mondes possibles ; désormais il n'y aura plus rien à faire pour la propriété foncière.

Messieurs, avant d'exposer ce qu'il nous paraît utile d'introduire dans notre législation en faveur du crédit territorial, il est peut-être nécessaire de préciser, en peu de mots, ce qui existait autrefois à cet égard, ce qui existe maintenant : car ce sera une occasion naturelle de rencontrer une objection qui paraît fondamentale à quelques-uns dans cette affaire, c'est-à-dire l'intervention de l'Etat.

Quelle était, à l'origine, la situation du crédit foncier ? Le premier dont l'enclos fut dévasté par un ouragan et qui perdit ainsi le fruit de son travad, eut besoin d'emprunter. Ne trouvant personne qui consentit à suivre sa foi, obligé de procurer des garanties, que pouvait-il faire ? Donner son bien en gage. Mais, quelle douleur ! abandonner la possession de son champ ; laisser à un autre le droit d'agir en maître dans son domaine ! Cet état de choses était à la fois funeste pour le débiteur qui ne pouvait plus cultiver son fonds ni l'améliorer, pour le créancier qui devait éprouver de la gêne et de la répugnance à cultiver le bien d'autrui, à y donner les soins qu'il apportait à ses propres biens.

Un jour, à Athènes ou à Sparte, quelqu'un, le Düring de l'époque, s'en vint proposer au gouvernement d'alors un moyen meilleur de garantir le prêt : « Plaçons une colonne, dit-il, sous la surveillance de l'autorité publique, devant le champ qui doit servir de gage, et indiquons sur cette colonne la dette du propriétaire. L'hypothèque aura un caractère de publicité propre à prévenir les surprises faites à la bonne foi des créanciers et des tiers acquéreurs. » Les hommes qui, dans ce temps-là, représentaient les idées d'opposition, les idées de MM. de Liedekerke, Pirmez, Julliot, ces hommes firent remarquer qu'il y avait là un grand péril, qu'il était très dangereux de faire intervenir ainsi l'autorité publique dans la surveillance des bornes placées devant le fonds hypothéqué, pour indiquer aux tiers qu'il y avait des créanciers pouvant prétendre quelque droit à la chose.

Ces hommes, messieurs, Théophraste en parle quelque part ; ils terminaient fort souvent leurs discours par ces mots : Jadis, c'était bien mieux ! Pourtant l'assemblée des sages de ce temps-là ne s'arrêta pas à cette opposition : elle passa outre et fit cette première révolution dans le crédit foncier. Ces lois, transportées à Rome, y tombèrent en désuétude sous les empereurs, et furent ensuite expressément abolies. L'hypothèque devint occulte ; on donna effet à la simple convention de gage non suivie de la tradition de la chose au créancier ; ce fut le droit commun durant des siècles ; des peuples modernes l'ont conservé, et l'Angleterre jouit encore de cet heureux état de choses pour le crédit foncier.

Il n'en a pas été de même dans notre pays. On a lentement, bien lentement introduit des modifications successives dans la législation. Voici le plan imaginé par les novateurs, les révolutionnaires, les socialistes qui voulaient favoriser, développer le crédit territorial. Vous avez des notaires qui reçoivent les actes des parties, qui constatent leurs conventions, leurs engagements. Eh bien, pour donner de plus grandes sécurités, pour éviter que la bonne foi ne soit surprise, que le gouvernement, dirent-ils, que l'Etat nomme des agents qui enregistreront les actes, afin qu'ils aient une date certaine.

C'était trop fort, en vérité. Les aïeux de MM. Julliot, Pirmez et de Liedekerke, effrayés de cette intervention de l'Etat, de l'incommensurable responsabilité qu'il allait assumer, des risques qu'il allait courir en confiant à une foule de fonctionnaires le soin de déterminer le rang des créanciers entre eux, se récrièrent avec une grande vivacité contre les mesures proposées ; et chose singulière, c'est Labruyère qui le rapporte, contempteurs du temps présent et des idées nouvelles, ils répétaient comme à l'époque de Théophraste : Jadis, c'était bien mieux.

Mais on n'était pas arrivé au terme de ces innovations dangereuses. Un homme plus téméraire encore que tous les autres s'avisa de proposer de charger le gouvernement de nommer des conservateurs des hypothèques !

Créer des conservateurs des hypothèques ! l'Etat les nommer, comme les receveurs, comme les notaires ! Partout l'intervention de l'Etat ! Créer des conservateurs des hypothèques, et pour quoi faire ? Pour transcrire les actes des parties, pour constater les charges dont les propriétés sont grevées ! Quoi ! une pareille intervention de l'Etat, une pareille responsabilité pour l'Etat ! L'Etal chargeant un certain nombre de fonctionnaires du soin de transcrire, de constater les conventions des particuliers et de conserver toute leur fortune !

M. Coomans. - Et d'en prendre une très bonne part, au moyen du fisc.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous me permettrez de ne pas confondre des idées essentiellement distinctes.

Les institutions que je viens d'indiquer étaient dans l'origine établies dans l'intérêt exclusif des particuliers ; on y trouva plus tard le moyen de percevoir un impôt ; je n'ai pas à m'expliquer maintenant sur ce point.

Voilà donc les conservateurs des hypothèques institués. Eh bien, l'on a dit alors comme on dit aujourd'hui : Quand les conservateurs des hypothèques auront commis quelque erreur, que les tiers seront lésés, que leurs droits seront perdus, on exercera un recours contre l'Etat. Mais les hommes raisonnables n'ont pas tenu compte de cette objection ; on a déclaré que l'Etat ne serait pas engagé, que les conservateurs seraient personnellement responsables. Si l'Etat veut bien rendre ce service aux particuliers, ce n'est pas une raison qu'ils puissent avoir recours contre lui dans le cas où ses agents auraient commis quelque erreur, quelque inadvertance, même quelque fraude.

Eh bien, messieurs, aujourd'hui qu'est-ce que l'on vous propose ? De quoi s'agit-il, en réalité ? De mieux utiliser l'instrument que vous avez sous la main, de faire faire au notaire ce qu'il fait aujourd'hui, de faire faire au receveur de l'enregistrement ce qu'il fait aujourd'hui, de faire faire au conservateur des hypothèques ce qu'il fait aujourd'hui, mais d'y ajouter quelque chose afin de rendre de plus grands services.

Ces agents qui ont dans les mains, à l'aide du cadastre, tous les éléments nécessaires pour apprécier les propriétés, qui mieux que personne sont à même d'en connaître les titres et la valeur, ces agents détermineront la valeur de l'immeuble offert en gage, d'après des règles certaines, fixes, en général ; exceptionnellement l'évaluation se fera par voie d'expertise ; et, cette valeur constatée, une hypothèque sera prise dans les formes déterminées par la loi, au profit des tiers porteurs des obligations, des lettres de gage, que l'institution émettra.

Voilà tout le système. Ce n'est pas plus obscur que cela, et je doute encore que l'honorable M. Julliot ait dù faire beaucoup d'efforts, comme il vient de nous l'assurer, des efforts presque surhumains pour reconnaître, dans le projet soumis à vos délibérations, les véritables intentions du gouvernement.

Messieurs, les craintes que l'on manifeste au sujet de l'intervention de l'Etat ne résultent que d'une confusion d'idées, j'en demande pardon aux honorables membres qui ont témoigné de ces appréhensions. Toute mesure qui tend à absorber l'activité individuelle dans l'être collectif, toute mesure qui, dès lors, est contraire à la justice et à la liberté présente un véritable danger.

De toute mesure de ce genre je suis, je serai, je resterai l'adversaire implacable. Il est absurde de vouloir faire de l'Etat le régulateur des actions humaines, de le charger de penser et d'agir pour chacun. Il n'y a de salut que dans la liberté.

M. Dumortier. - Soyez conséquent.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous devez reconnaître que si je pose aussi nettement le principe, ce n'est pas pour chercher une échappatoire, mais bien pour aborder la difficulté et montrer l'erreur dans laquelle vous tombez.

Ce principe, je l'avoue complètement ; il est vrai ; en toute circonstance il faut le défendre. Seulement on me permettra de m'étonner des applaudissements qui de la part de certains membres accueillent les paroles de MM. Julliot et Pirmez. L'honorable M. de Liedekerke et M. Dimortier qui m'interrompait tout à l'heure en étaient fort réjouis.

M. Pirmez et M. Julliot ne doivent pas être très satisfaits d'une pareille approbation ; ils se tourneront demain contre ceux qui les approuvent aujourd'hui, en leur disant aussi : Vous êtes des socialistes ; et des socialistes de la pire espèce.

M. Dumortier. - A qui ?

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Mais à vous, si vous voulez bien le permettre.

M. Dumortier. - Vous avez pris votre projet chez les socialistes.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Oui, mais des socialistes d'un genre à part : le roi de Prusse, l'empereur d'Autriche et l'empereur de Russie.

Je ne prends plus au sérieux cette expression de socialiste ; on nous l'a adressée trop souvent dans cette discussion. L'honorable M. de Liedekerke a pris le soin de déclarer qu'il faisait réserve de nos intentions. Je fais également toutes les réserves possibles à l'égard des intentions que l'honorable M. Dumorlier à son tour ne s'effarouche donc pas de cette qualification.

M. Dumortier. - De ma part, l'imputation est fondée, j'en fournirai la preuve

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Des preuves comme vous avez l'habitude d'en fournir. Je suis sûr que ce sont MM. Pirmez et Julliot qui vont vous dire que vous êtes des socialistes de la pire espèce ; ce n'est pas moi.

Vous proclamez chaque jour que l'Etat a un pouvoir immense et de grands devoirs à remplir ; l'Etat doit régler le prix des choses ; il doit procurer aux fabricants, aux producteurs, un prix rémunérateur ; l'Etat doit favoriser le travail national, la vente des produits nationaux ; l'Etat (page 1045) doit établir des lignes de douane, avoir des tarifs artistement arrangés, un dédale économique charmant...

M. Dumortier. - Qui a dit cela ?

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Ceux qui demandent qu'on établisse des droits à la frontière.

M. Dumortier. - Vous n'en voulez donc pas !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je veux partout et toujours la liberté. En tenant compte des faits, des intérêts créés par des lois vicieuses, c'est la doctrine de la liberté que je cherche à faire prévaloir.

Je vais vous montrer que quand vous applaudissiez aux paroles de MM. Pirmez et Julliol, vous étiez en contradiction avec vos doctrines, que vous êtes, de l'avis de ces messieurs, des socialistes. (Interruption.) Eh mon Dieu, vous faites du socialisme comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir ; mais c'est ainsi ; vos intentions sont excellentes ; seulement vos actes ne répondent pas aux intentions.

Et tenez, dans cette discussion même, au moment où vous approuviez si vivement les principes de MM. Pirmez et Julliot en faveur du libre développement de l'activité individuelle, vous souteniez qu'il n'est pas bon de laisser aux particuliers trop de facilités sous le rapport du crédit ; s'ils en ont trop, c'est dangereux. Du crédit, pas trop n'en faut. (Interruption.)

D'honorables membres l'ont dit ; il y a un grand danger dans le crédit ; MM. de Steenhault et de Liedekerke ont attaqué le projet parce qu'il en résulterait trop de facilités pour les petits propriétaires qui s'abandonneraient de plus en plus à cette passion qui les entraîne vers des acquisitions irréfléchies.

M. de Liedekerke. - Vous faussez ma pensée !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous aurez le temps de la redresser ; comme je discute de bonne foi vos opinions, permettez-moi de continuer. Il y a donc, selon quelques-uns, un véritable danger à étendre le crédit foncier, à la perfectionner, car les particuliers, les paysans, les manants, ont la fatale manie d'acheter ; ils font monter les lopins de terre à des prix fabuleux, et ce sera pis encore si le campagnard ne continue pas, comme cela existe aujourd'hui, à rencontrer des difficultés parfois insurmontables à se procurer de l'argent.

Messieurs, il y a quelque chose d'injuste, quelque chose d'attentatoire à la liberté de l'homme dans de pareilles pensées, dans de pareilles doctrines. (Interruption.)

M. de Liedekerke. - Je proteste contre votre interprétation ; elle est contraire d'un bout à l'autre à ma pensée.

M. Dumortier. - Il n'est pas permis de rechercher, d'incriminer les intentions.

M. le président. - On n'a pas incriminé les intentions, je ne l'aurais pas permis.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je fais abstraction des personnes et des intentions, je ne les suspecte pas le moins du monde, je ne m'occupe que des doctrines, et j'en ai le droit.

M. de Liedekerke. - Je n'ai pas dit un mot de ce que vous m'attribuez. (Interruption.)

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Comment ! vous nous jetez sans cesse à la face l'épithète de socialiste et d'autres plus désobligeantes, et quand on vous répond, vous ne savez pas entendre la réfutation ou la qualification de doctrines que nous croyons fausses et dangereuses.

M. de Liedekerke. - Jamais le mot que vous m'attribuez n'est sorti de ma bouche.

M. le président. - J'engage M. de Liedekerke à ne plus interrompre.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - On devrait me savoir gré de mon indulgence et de ma modération dans la qualification des doctrines que je combats.

M. de Liedekerke. - Je n'en veux pas, de votre indulgence ; je la refuse, je n'en ai pas besoin.

M. le président. - J'invite de nouveau M. de Liedekerke à ne pas interrompre ; s'il persiste, je serai forcé de le rappeler à l'ordre. La parole est continuée à M. le ministre des finances.

M. de Liedekerke. - J'en appelle au règlement, je demande la parole pour un fait personnel.

M. le président. - Vous l'aurez après le discours de M. le ministre des finances. La parole lui est continuée. Veuillez, en attendant, vous abstenir de toute interruption.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - J'étais très modéré dans l'expression de ma pensée ; j'avais le droit de qualifier les doctrines émises. Il ne s'agit ni des personnes ni des intentions.

M. le ministre des affaires étrangères (M. d'Hoffschmidt). - Assurément M. le ministre des finances n'a rien dit que de très modéré.

- - Plusieurs membres. - C'est vrai ! c'est vrai !

M. Dumortier. - Nous ne partageons pas votre opinion !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - J'avais le droit, messieurs, de protester. Il s'agissait d'un sentiment moral contre lequel on s'élevait, que l'on trouvait trop libre dans ses manifestations, un des sentiments les plus profonds et les plus vivaces qu'il y ait au cœur de l'homme. Dieu a mis au cœur de l'homme une passion ardente pour la propriété de la terre ; de toutes les propriétés c'est celle-là qui donne les plus ineffables jouissances.

Pauvre ou riche, l'homme ne peut se détacher ou du champ qu'il a cultivé ou du domaine qu'il a embelli, de l'arbre qu'il a planté, des sites qui ont eu ses premiers regards et son premier sourire. Voilà le sentiment que l'homme cherche à satisfaire lorsqu'il veut acquérir la propriété, et voilà le sentiment que, par aveuglement, cer c'est peut-être dans l'avenir le gage de salut de la société, voilà le sentiment qui était si injustement attaqué.

Les interruptions incessantes dont je suis l'objet me font dévier des idées que je veux énoncer. J'y reviens. La question est de savoir, d'après le principe que j'exposais tantôt, si le projet qui vous est actuellement soumis porte une atteinte quelconque à la justice et à la liberté. C'est là ce que l'honorable M. Julliot, l'honorable M. Pirmez auraient dû examiner et c'est précisément ce qu'ils ont négligé de faire. Ils ont exprimé des idées générales sur lesquelles on peut être facilement d'accord avec eux. Mais ils ont évité d'examiner en quoi le projet portait atteinte à la justice ou à la liberté.

J'ai dit tout à l'heure en quoi consiste ce projet ; il s'agit de certifier aux tiers, par un moyeu autre que ceux qui sont employés aujourd'hui, mais dérivant exactement des mêmes sources, il s'agit de certifier aux tiers que tel immeuble est grevé d'hypothèque, qu'il y a garantie de payement. La seule chose nouvelle qu'il y ait dans le projet, c'est de charger, en outre, les agents que nous possédons actuellement et qui font déjà une partie de ce service, de recevoir un tantième stipulé pour intérêt et amortissement et de prendre l'engagement de payer ce tantième aux tiers porteurs de lettres de gage. Il n'y a pas autre chose dans le projet.

Je cherche en vain, messieurs, quelle atteinte on porterait par là à la liberté. Autant vaudrait dire qu'il y a atteinte portée à la liberté par l'institution des conservateurs des hypothèques.

Aussi, messieurs, dans un grand nombre de pays, l'Etat institue-t-il et dirige-t-il les caisses de crédit foncier. L'honorable M. de Liedekerke a affirmé que, à l'exception du Hanovre et de la Hesse Electorale, je crois que ce sont ses propres paroles, partout ce sont des institutions particulières qui se livrent à ce genre d'opérations.

Mais d'abord, messieurs, je me permets d'appeler votre attention sur un point important : alors même qu'il s'agit d'associations faisant ce que nous proposons de faire ici, toujours y a-t-il une certaine intervention de l'Etat ; elle est plus ou moins étendus, voilà tout ; mais l'intervention de l'Etat existe, et pour constater les conventions des parties, et pour leur donner date certaine, et pour inscrire l'hypothèque. En second lieu, trouvez-vous qu'il y ait quelque chose qui porte atteinte à un droit quelconque, en laissant tous les individus libres de procéder soit ainsi, soit autrement, de faire comme par le passé, de continuer à emprunter, à grever leurs biens d'hypothèques comme ils l'ont fait jusqu'à présent, ou bien de venir librement, s'ils le veulent, user d'un autre procédé, d'un autre système ?

Mais, en fait, messieurs, l'honorable M. de Liedekerke était dans une erreur profonde : en Russie, et l'empereur de Russie ne sera pas probablement suspect, en Russie, il y a divers établissements de crédit territorial ; les uns, fondés par des associations, ont leur siège dans les provinces baltiques, c'est-à-dire dans les gouvernements de Livonie, d'Esthonie, de Courlande et dans le royaume de Pologne ; les autres, fondés et dirigés par l'Etat, fonctionnent dans le reste de l'Empire ; ce sont : la banque d'emprunt, le lombard, les caisses pupillaires et celles des établissements de bienfaisance qui prêtent sur hypothèque avec ou sans amortissement.

C'est ce que l'honorable préopinant aurait pu lire dans le document publié par le gouvernement français sous le titre : Des institutions de crédit foncier agricole dans les divers Etats de l'Europe, page 3.

En Gallicie, l'institution de crédit foncier est soumise à l'autorité du gouvernement provincial. Elle est administrée par une direction dont le président et le vice-président sont nommes par la diète provinciale assemblée, sous l'approbation de l'empereur.

La diète nomme deux directeurs pris dans le comité des Etals. Les Etats garantissent la caisse de crédit foncier.

Dans le Hanovre, ces institutions sont, les unes basées sur l'association, les autres dirigées par le gouvernement, ce qui prouve, pour le dire en passant, que les unes et les autres peuvent très bien vivre en même temps et que les institutions de ce genre qui existent actuellement en Belgique, n'ont guère à craindre de l'établissement que nous proposons de créer.

En Danemark il y a eu des institutions de crédit agricole et territorial soutenues et dirigées par l'Etat. Elles ont rendu de grands services et ont fonctionné longtemps. En 1850, on a porté des lois destinées à constituer des associations de crédit foncier.

Dans la Hesse Electorale les institutions de crédit foncier sont fondées et dirigées par le gouvernement. Les résultats en ont été très remarquables.

Dans le duché de Nassau, une caisse de crédil a été fondée en 1840, sous la garantie et par l'initiative du gouvernement. Cette caisse est dirigée directement par l'Etat.

C'est bien assez, je pense, pour convaincre d'erreur l'honorable M. de Liedekerke.

Je disais tout à l'heure, en parlant des institutions de la Hesse électorale, que le résultat en a été très remarquable. Voici, en effet, ce que porte le rapport fait au gouvernement français.

« Il n'y a qu'une voix sur les bienfaits de la Landes-Credit-Kasse éprouvée maintenant depuis 18 ans ; elle a parfaitement rempli son but. Jusqu’à (page 1044) la fin de 1848, elle a prêté 17,586,536 thalers, dont 9,315,710 à des particuliers pour des emplois indéterminés, et le surplus pour rachat de dîmes et redevances. »

Messieurs, quelques honorables préopinants ayant remarqué que les institutions de crédit, en Allemagne, n'ont pas toutes le même caractère, que, par exemple, quelques-unes s'appliquent à favoriser le rachat des dîmes et d'autres obligations foncières, en ont conclu que l'on pourrait justement stipuler pour notre pays une restriction dans l'institution de crédit.

L'honorable M. de Steenhault a demandé que l'on décrétât que les emprunts qui pourront être faits d'après le mode que nous proposons, seront employés à des améliorations agricoles. Il a dit qu'à cette condition, il émettrait un vote favorable à la loi.

Mais, d'abord, l'honorable membre n'a pas remarqué que ces restrictions ont été considérées, en Allemagne, comme des espèces de privilèges ; qu'on les a successivement fait disparaître dans beaucoup d'institutions, et que rien ne les motiverait en Belgique.

L'honorable membre, en formulant cette proposition, n'a pas remarqué ensuite qu'il condamnait d'avance toutes les exagérations auxquelles il s'est livré. Il a fait entrevoir des malheurs pour le pays si l'institution était fondée, et il voudrait qu'elle fût en outre chargée de surveiller l'emploi des fonds empruntés par les particuliers ! D'ailleurs, si elle contient en germe les dangers dont on parle, pourquoi vouloir l'établir ?

Elle est bonne ou mauvaise dans son principe ; si elle est bonne il faut l'accueillir, si elle est mauvaise il faut la rejeter. D'après l'honorable membre elle serait bonne si elle devient la tutrice des particuliers ; elle serait mauvaise si elle doit laisser chacun user librement de son crédit. MM. Julliot et Pirmez ont sans doute remarqué cette contradiction et surtout cette proposition qu'ils ont oublié de combattre et qui tend à porter atteinte à la liberté : chacun doit avoir la liberté d'user des instruments de crédit dont il dispose. Pourquoi, d'ailleurs, priver ceux qui voudraient employer autrement leur crédit qu'à des améliorations agricoles, pourquoi les priver du moyen de le faire ?

Quelle est aujourd'hui, messieurs, la position de celui qui veut emprunter et de celui qui veut prêter ?

Celui qui veut emprunter ne sait pas trouver le capitaliste ; celui qui prête est obligé de courir une foule de chances, de s'assurer de la solidité des titres de propriété, de s'assurer de la solidité de l'hypothèque. La moindre erreur peut lui faire perdre son droit. Exposé à des chances si sérieuses, si défavorables, il fait naturellement payer d'autant plus cher les capitaux dont il peut disposer. A l'aide de l'institution que nous proposons ces inconvénients disparaissent. L'union se trouvant établie entre un grand nombre, les chances de mécompte que l'institution pourrait rencontrer se répartissent à l'infini ; il y a en quelque sorte assurance mutuelle entre les propriétaires et il y a infiniment peu de chances de perte. On peut même dire qu'il n'y a aucune chance de perte et le capitaliste est assuré de recevoir à l'échéance les intérêts des fonds qu'il a prêtés.

C'est là un immense avantage. A l'aide d'une institution de ce genre, beaucoup de capitaux qui, aujourd'hui, ne peuvent pas se diriger vers les améliorations foncières qui ne viennent pas faire concurrence à ceux qui s'adressent à la propriété, parce qu'il y a trop d'incertitude, trop d'inconvénients, tous ces capitaux pourront prendre cette direction en toute sécurité et avec la plus grande facilité. A l'aide de la division du titre hypothécaire, beaucoup de petits capitaux qui ne trouvent aujourd'hui aucun emploi, qui restent improductifs, iront également s'appliquer à la propriété.

Mais le côté le plus important, le côté le plus utile de l'institution a été complètement mis à l'écart par presque tous les honorables préopinants, ils n'en ont pas dit un seul mot, reconnaissant sans doute, qu'il leur était imposssible de formuler une objection sérieuse contre l'avantage inappréciable que l'institution apporterait, sous ce rapport, à la propriété foncière ; je veux parler de l'amortissement.

Aujourd'hui qu'arrive-t-il ? Lorsqu'un individu a emprunté, il est obligé de rembourser à l'échéance, il est obligé de rembourser intégralement le capital ; mais pour les capitaux surtout lorsqu'ils sont employés en améliorations agricoles, il y a impossibilité de se reformer dans un court espace de temps ; les capitaux ne peuvent pas être rendus à l'époque stipulée : de là beaucoup d'embarras, beaucoup de pertes, beaucoup de ruines. Pour tous les emprunts qui ne sont pas faits aux caisses hypothécaires, aucune institution n'existe qui permette de capitaliser les fonds que les emprunteurs pourraient avoir disponibles afin de les appliquer ultérieurement au remboursement de leur dette. Il en résulte qu'une foule de capitaux disparaissent dans des consommations improductives.

De la aussi beaucoup d'habitudes de désordre, de là aussi peu d'économies de la part de ceux qui y ont recours ; mais si, au contraire, vous y appliquez l'amortissement, vous obtenez alors des résultats merveilleux. Je les ai indiqués dans l'exposé des motifs, et je m'étonne que les considérations que j'ai fait valoir à cet égard paraissent avoir si peu touché ceux qui se proclament les défenseurs ordinaires de l'agriculture.

Messieurs, si l'on venait proposer de réduire, en un temps donné, d'un tiers, de la moitié, l'impôt foncier, vous y applaudiriez sans doute. Eh bien, on vous propose précisément ce moyen, et ce moyen, vous l'écartez d'un air dédaigneux.

Si nous supposons que, par le système du projet de loi, le crédit territorial ne reçoive aucune extension ; si nous supposons que l'action de la caisse embrasse seulement tout ce qui est placé aujourd'hui à 4 p. c, et au-dessus, quels résultats obtiendrions-nous ? Nous aurions une réduction de 4,500,000 fr. sur les intérêts annuels de la dette foncière actuelle ; un tel bénéfice acquis aux débiteurs des dettes hypothécaires n'est-ce pas un résultat assez beau à poursuivre ?

Obtenir cette transformation de la dette, et faire qu'au lieu de payer la somme énorme qu'on acquitte aujourd'hui, sans parler des clauses secrètes qui aggravent singulièrement les charges de la propriété foncière, sans parler des frais qui, pour les petits emprunts, constituent une surélévation excessive d'intérêt, ne serait-ce rien ? Ne serait-ce rien d'avoir consacré des moyens d'extinction de la dette qui est aujourd'hui de près de 800 millions, à l'aide d'un déboursé réel de moins de 400 millions, grâce à l'amortissement ?

Sans doute je ne me fais pas illusion ; je ne viens pas dire que ces résultats seront réalisés après le vote de la loi ; je sais parfaitement qu'il faudra longtemps avant de faire pénétrer ces institutions dans les mœurs ; mais j'examine le principe, j'examine ses conséquences possibles et probables dans un avenir plus ou moins éloigné. Voilà ce qu'il est et ce qu'il sera.

L'amortissement constitue un accroissement véritable de la richesse dans les mains des particuliers ; c'est absolument comme si vous leur faisiez le cadeau de tout ce qui est réalisé par l'accumulation des intérêts, car ils auraient été impuissants à le produire.

On semble nier la nécessité de faire des modifications de ce genre. L'honorable M. Osy trouve même qu'on emprunte dans d'assez bonnes conditions, et je m'en étonne ; l'honorable M. Osy, qui, s'il voyait l'intérêt commercial et industriel s'élever un peu, parlerait bientôt des souffrances de l'industrie et du commerce, l'honorable M. Osy. qui est habitué, dans la ville qu'il habite, à entendre parler d'intérêt à 2 p. c, à 2 1/2 ou à 3 p. c. ; l'honorable M. Osy trouve que la propriété foncière est assez favorisée ; il trouve même qu'il y aurait un certain danger à la favoriser davantage! Il y aurait le même danger apparemment pour l'industrie et le commerce.

Si l'abaissement du taux de l'intérêt, paradoxe étrange, peut être nuisible à la propriété foncière, je ne comprends pas que l'abaissement du taux de l'intérêt puisse être favorable à l'industrie et au commerce. Mais l'abaissement du taux de l'intérêt est un des moyens d'arriver à une production peu coûteuse et abondante. Turgot a dit avec raison qu'au-dessus d'un certain niveau dans le taux de l'intérêt, toute production cessait.

L'honorable M. Osy relève les tableaux que j'ai fournis à l'appui du projet de loi. Il trouve que la moyenne du taux de l'intérêt est de 4 1/2 pour cent ; il en conclut que cela est parfaitement satisfaisant.

Mais, en vérité, en supposant le calcul exact, et il ne l'est point, pourquoi faudrait-il condamner l'agriculture à emprunter à aussi haut denier ? Et puis, l'honorable M. Osy se trompe ; il ne remarque pas qu'il y a une différence que rien ne légitime, entre l'intérêt des petits capitaux et celui des grands capitaux ; l'honorable membre ne remarque pas qu'il y a une différence, que rien ne légitime davantage, entre le prix de l'argent dans les différentes parties du pays.

Et l'honorable membre tombe dans une autre erreur de fait. Il croit qu'il y a peu de capitaux placés au-dessus de l'intérêt de 4 p. c. ; mais il y en a pour une somme énorme ; c'est en supposant la conversion des seuls capitaux placés à un intérêt supérieur à 4 p. c, que j'ai indiqué une réduction annuelle de plus de quatre millions et demi dans le chiffre de la dette foncière ; c'est une conversion qui produirait aux débiteurs actuels un bénéfice de 4,500,000 fr.

L'honorable membre ne tient pas compte non plus d'un élément très considérable : ce sont les frais. Les capitaux sont empruntés pour un terme limité ; à l'expiration de ce terme, il faut renouveler ; il faut de nouveaux frais ; cela est très onéreux quand il s'agit de petites sommes ; or, il y a, pour des millions, des prêts qui ne représentent que 400 fr. de capital ; eh bien, si l'on renouvelle, il faut payer de nouveau les frais d'acte, les frais de notaire, l'enregistrement, les droits d'inscription hypothécaire, etc. ; ce qui accroît considérablement le taux de l'argent.

L'intérêt de l'argent, appliqué à la terre, excède aujourd'hui 6 p. c. Or cela est excessif, cela est ruineux. Une somme moindre peut suffire à payer l'intérêt et à amortir le capital.

Comprend-on, messieurs, qu'en présence de pareils faits, d'honorables préopinants, tombant, d'ailleurs dans des contradictions fort étranges, soutenant d'une part que le crédit, tel qu'on proposait de l'établir, serait très onéreux , et que, d'autre part, il offrait de trop grandes facilités; comprend-on qu'ils aient pu méconnaître l'impérieuse nécessité, dans l'intérêt de l'agriculture, de faire à la propriété foncière une position meilleure qui lui est due à tant de titres ?

L'honorable M. Osy a fait encore d'autres objections : l'Etat va engager sa responsabilité. Mais quand l'Etat décline la responsabilité, nul ne peut la lui imposer. Il la décline en ce qui concerne les conservateurs des hypothèques et jamais personne ne s'est avisé d'intenter une action à l'Etat du chef des actes posés par ces agents. Très souvent, au contraire, les particuliers ont attrait devant les tribunaux les conservateurs personnellement responsables.

D'ailleurs, la responsabilité que l'on redoute ne peut pas être engagée.

Il est impossible qu'elle le soit par la nature de la constitution du prêt, par l'immeuble auquel il s'applique ; on n'autorise à prêter qu'en première hypothèque, et pour une quotité telle que, évidemment, quels que soient les événements, le revenu servira à couvrir l'annuité stipulée.

(page 1045) Il est impossible que la responsabilité soit engagée, parce que l'on crée un fonds de réserve. L'amortissement en effet s'opère en 41 années ; mais supposant qu'il y aurait quelque retard dans certaines échéances, que de ce chef il pourrait y avoir quelque mécompte, on impose l'obligation de paye 42 annuités ; ainsi, il y a une annuité en plus pour constituer un fonds de réserve. C'est impossible enfin, parce que dans la pensée, tout improbable qu'elle soit, que quelque perte pourrait encore arriver, le projet stipule l'obligation éventuelle pour l'emprunteur de payer trois annuités supplémentaires en cas de perte.

En présence de pareilles conditions, dire que les pertes sont possibles, est-ce sérieux ? J'invoque, au surplus, l'expérience faite en Allemagne, une expérience presque séculaire ; a-t-on vu la responsabilité engagée, a-t-on vu la solidarité stipulée à charge des emprunteurs exécutée ? A-t-on vu, pour les caisses dotées par le gouvernement, le fonds de dotation entamé ?

Jamais dans les institutions qui ont reçu la garantie soit des Etats, soit des particuliers, a-t-il fallu y recourir ? Comment s'inquiéter dès lors de voir jamais la responsabilité de l'Etat engagée ? Nous venons de traverser une des crises les plus considérables dont le monde ait gardé le souvenir ; eh bien, dans les pays où ces institutions existent, a-t-on vu quelques dangers se manifester au point de vue de la responsabilité des gouvernements ? Au milieu de ce cataclysme, y a-t-il eu de grandes pertes essuyées ? A-t-on constaté des retards considérables de la part des débiteurs ? Non, pas davantage qu'à d'autres époques, peut-être moins, non pas certes à cause de ces événements, mais parce que les habitudes se modifient de plus en plus, et que l'on sent chaque jour plus vivement la nécessité de remplir scrupuleusement ses engagements. Je puis, à cet égard, mettre des faits sous les yeux de la chambre.

En Hanovre, en 1846, il y avait 10,598 emprunteurs à l'établissement de crédit territorial, dont la contribution annuelle en argent s'élevait à 256,372 thalers.

Eh bien, on n'a prononcé des amendes que contre 170 retardataires ; ils les ont acquittées, et des poursuites ont élé exercées contre 62 personnes seulement sur 16,595 contribuables.

En 1847, le nombre des contribuables était de 17,718, et la contribution de 282,323 thalers ; il y a eu 164 retardataires condamnés à l'amende, et 46 seulement poursuivis. En 1848, le nombre des contribuables était de 18,806, le montant de la contribution était de 316,693 thalers ; il n'y a d'amendes prononcées en 1848 que contre 128 personnes, et de poursuites judiciaires exercées que contre 28 personnes seulement ; en 1848, lorsque l'Allemagne était en feu, sur 18,806 contribuables, 28 personnes poursuivies !

En 1849 le nombre des contribuables s'était encore accru, il est de 19,716 ; et la contribution, de 339,731 th. Le nombre des retardataires est encore moindre que l'année précédente : il est de 160 et des poursuites ne sont exercées que contre 24 personnes. En présence de pareils faits, en présence d'une telle expérience, il est impossible de croire que jamais la responsabilité, je ne parle pas de la responsabilité de droit, elle n'existerait pas, mais la responsabilité morale du gouvernement puisse être engagée.

Ce n'est pas tout cependant, le projet contient les germes de bien d'autres calamités ; quelque jour, s'écrie l'honorable M. Osy, vous en verrez éclore du papier-monnaie.

L'honorable membre, je crois, connaît parfaitement mes opinions sur le papier-monnaie. Le papier-monnaie, uilima ratio des temps de crise, est, en temps ordinaire, un très mauvais instrument des échanges. Ce n'est pas le moment de démontrer l'erreur, la fausseté de tous ces systèmes prétenduement nouveaux et qui sont très vieux, que l'on fonde sur le papier-monnaie.

Mais je ne comprends pas trop pourquoi l'honorable membre fait apparaître ici le papier-monnaie comme un fantôme. N'a-t-il pas réfléchi que, dans la question qui nous occupe, c'est une chose, qu'il me permette de le lui dire, une chose fort peu raisonnable ? Vous allez émettre des lettres de gage pour des sommes bien considérables ; à un moment donné, dans un temps de crise on leur donnera cours forcé ! Eh bien, je réponds : C'est impossible ! La belle invention que ce serait de donner cours forcé à des lettres de gage portant intérêt et qui se trouveront dans la poche des particuliers, car les lettres de gage seront en possession de ceux qui les auront acceptées !

Au profit de qui donc serait établi le cours forcé ? Au profil de ces particuliers ? Je ne pense pas que, dans le plus grand embarras du gouvernement, un pareil expédient pût être proposé et je ne vois pas à quoi il pourrait lui servir. Ce serait, d'un autre côté, une invention non moins étrange qu'une monnaie portant intérêt. Il faudrait aussi abolir l'intérêt, car si vous vouliez une monnaie ce serait pour avoir une circulation, ce serait pour payer comptant. C'est ce qu'implique l'idée de monnaie ; l'intérêt suppose nécessairement, au contraire, l'idée d'un payement à terme ; c'est le prix du terme. Elle circulerait bien, cette monnaie, à laquelle serait attaché un intérêt ! Elle solliciterait tous les débiteurs à payer le plus tard possible, parce que le jour où ils payeraient ils essuieraient une perte ; aussi longtemps qu'ils retarderaient leur payement ils jouiraient de l'intérêt. Je ne pense pas qu'un gouvernement quelconque puisse jamais songer à décréter une monnaie légale portant intérêt.

Du reste, messieurs, il n'est pas besoin, j'imagine, de créer des lettres de gage pour avoir éventuellement du papier à cours forcé. Vous avez les titres de la dette ; il y en a beaucoup ; dites que l'on peut les déclarer monnaie légale, et ce sera tout aussi sérieux que votre argument contre les lettres de gage. (Interruption.) J'ajouterai les bons du trésor, comme le dit mon honorable interrupteur.

Enfin, messieurs, on n'usera pas de cette pitoyable ressource qui n'existerait qu'au profit des porteurs de lettres de gage, qui ne servirait point à l'Etat, on n'en usera pas, parce qu'il n'est besoin de rien inventer pour obtenir du papier-monnaie. Il suffit d'une petite planche gravée que l'on applique sur un carré de papier. Il n'est donc nécessaire d'avoir ni des lettres de gage, ni des obligations de la dette publique, ni des bons, du trésor pour émettre éventuellement du papier-monnaie. J'ajouterai que les billets de banque sont toujours là : ils ont déjà circulé comme monnaie légale, et si la peur du papier-monnaie était ici autre chose qu'un argument de circonstance qui prouve, d'ailleurs, toute la faiblesse des raisons que l'on peut opposer au projet, l'honorable M. Osy aurait dû nécessairement voter contre l'institution de la Banque Nationale.

Enfin, messieurs, en 1848, au milieu des troubles immenses dont' l'Allemagne était le théâtre, on a fabriqué du papier-monnaie dans tous les Etats, sur une vaste échelle ; eh bien, jamais on n'a songé à imprimer le cours forcé aux lettres de gage.

Il n'est pas, messieurs, jusqu'au nom de caisse de crédit qui n'ait soulevé les critiques d'un honorable membre. L'honorable M. Pirmez a trouvé là l'occasion de s'égayer ; c'est un premier service que la caisse a rendu. L'honorable M. Pirmez trouve donc assez plaisant qu'on appelle l’établissement projeté : Caisse de crédit foncier. Qu'est-ce qu'il y a dans cette caisse ? dit-il. Il n'y a rien ; ou plutôt, soulevant le couvercle et bientôt reculant épouvanté, l'honorable membre n'y aperçoit que l'Etat.

L'Etat est caché dans cette caisse. (Interruption.) L'Etat en sortira quand l'argent des particuliers y entrera. Une caisse ! mais n'est-elle pas destinée à recevoir les annuités des particuliers et ne peut-on plus appeler caisse ce qui est employé à recevoir des fonds ?

L'institution n'a-t-elle pas pour objet de faire fructifier les sommes qui seront versées dans cette caisse ? N'est-elle pas consacrée à faire l'opération de l'amortissement ? N'a-t-elle pas pour mission ensuite de payer, aux tiers porteurs des lettres de gage, les intérêts de leurs capitaux ?

C'est donc à bon droit que nous la nommons caisse du crédit foncier. Mais, au surplus, je ferai volontiers le sacrifice de ce mot ; si l'honorable M. Pirmez en connait un meilleur, nous pourrons l'appliquer à la chose.

Quelques personnes trouvent l'institution imparfaite, parce que l'on ne lui attribue pas un fonds de roulement. Cela n'est pas nécessaire. Beaucoup d'établissements en Allemagne se bornent également à délivrer des lettres de gage. D'ailleurs, le fonds de roulement existera indirectement par l'emploi des capitaux des communes, des hospices, des bureaux de bienfaisance, de la caisse des dépôts et consignations et de la caisse d'épargne.

Les critiques de l'honorable M. Pirmez peuvent se résumer ainsi : L'Etat est partout. Mais, messieurs, lorsque l'on crée un établissement public, un corps moral, une personne civile, on lui donne un nom propre à faire comprendre qu'elle a des droits séparés, distincts de ceux de tout autre corps moral, de tout autre établissement. Lorsque l'on crée un bureau de bienfaisance, un hospice, c'est la commune qui nomme les administrateurs, c'est la commune qui les surveille, c'est la commune qui autorise tous les actes posés par les administrateurs ; avec le système de l'honorable M. Pirmez et l'argument qu'il produit, il faudrait dire : Qu'est-ce qu'une pareille institution ? Je n'aperçois pas le bureau de bienfaisance, c'est toujours et partout la commune ; la commune nomme, la commune surveille, la commune autorise. Et de même pour la commune : L'Etat institue et organise la commune ; il nomme tout ou partie des administrateurs ; il surveille ou approuve leurs actes ; il reçoit et paye pour la commune. En faut-il conclure qu'il n'y a pas là ; deux existences séparées, que la commune se confond avec l'Etat ? (Interruption.)

Mais, mon Dieu ! vous n'avez rien prouvé du tout ; personne n'a prétendu que ce corps moral, que l'on crée sous le nom de : Caisse de crédit foncier, ne fût pas un établissement d'utilité publique institué par l'Etat.

M. Pirmez. - Ah !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Mais les établissements d'utilité publique sont, en général, créés par l'Elat.

L'honorable M. Osy ne veut pas, lui, de privilège. L'établissement que vous allez constituer, dit-il, fera disparaître d'autres institutions rivales, car elles n'auront pas ces facilités d'expropriation que vous insérez dans le projet de loi. C'esl là, selon l'honorable membre, que s : rencontre un privilège en faveur de la Caisse de crédil foncier.

Messieurs, l'honorable membre se trompe : les formalilés d'expropriation auxquelles il fait allusion et qui sont simpliliées dans le projet de loi, chacun peut les simplifier, chacun peut jouir gratis du même avantage ; il suffit de stipuler dans le contrat que, faute de payement, le créancier fera procéder à la vente de l'immeuble, d'une manière déterminée. C'est ce qu'on appelle en droit « la clause de voie parée ». Cette clause a été proscrite en France par suite d'une erreur législative, condamnée par les jurisconsultes les plus éminents et notamment pnr M. Troplong. Mais ici tout particulier ou tout établissement peut s'affranchir des formes de l'expropriation déterminées par le Code de procédure civile.

Messieurs, les institutions qui existent pourront continuer leurs (page 1046) fonctions, car il est impossible que la caisse proposée embrasse toutes les opérations de crédit, loin de là : elle n'offre pas les mêmes conditions que peuvent offrir ces établissements. La caisse ne prêterait que sur la première moitié d'un immeuble si c'est une terre, ou sur le premier quart si c'est une propriété bâtie.

Or, messieurs, un nombre relativement restreint d'emprunteurs voudront se placer dans ces conditions-là ; ceux qui voudront user plus largement de leur crédit s'adresseront aux institutions qui existent actuellement, et ces institutions continueront à faire les profits qu'elles ont réalisés jusqu'à présent. J'ai sous les yeux les statuts de ces caisses. Examinons si les conditions du crédit sont si avantageuses qu'elles puissent dispenser de rien innover en cette matière.

L'une de ces compagnes me dispense de tout calcul pour établir les bénéfices réalisés. Voici ce qu'elle publie en tête d'une nouvelle édition de ses statuts :

« Les actionnaires ont eu, dans les dernières années de gestion, 4 p. c. d'intérêt et 4 p. c. de dividende. Si l'administration n'eut pas tenu à produire un résultat positif et actuel dégagé de toute éventualité, il lui eût été possible, en cumulant les commissions à recevoir pendant toute la durée du prêt, de distribuer dès à présent près de 50 p. c. sur le capital.

« En agissant ainsi, elle aurait escompté l'avenir et les bénéfices d'opérations qui reposent, il est vrai, sur des garanties solides, mais dont la réalisation, quoique assurée, n'est susceptible de s'effectuer entièrement que dans une certaine période d'années. »

Eh bien, messieurs, la société dont il s'agit continuera à faire ces bénéfices-là. Ils sont, sans doute, parfaitement légitimes de la part de ces institutions, institutions qui, je suis le premier à le reconnaître, ont rendu des services ; mais elles sont imparfaites ; elles sont créées en vue d'une spéculation, elles sont créées par des actionnaires qui cherchent à tirer le plus grand profit de leur argent ; seulement, quelqu'un doit payer ce profit, et qui le paye, si ce n'est l'emprunteur ? Si l'on peut procurer 8 p. c. par an à ceux qui prêtent leurs capitaux, et si, comme je le lis, en cumulant la commission acquise, l'on peut aller jusqu'à donner 50 p. c. sur le capital, c'est une opération fort belle, très favorable ; mais elle se fait nécessairement au détriment des emprunteurs.

Messieurs, l'un des griefs les plus constamment articulés contre le projet de loi, c'est qu'il aurait une tendance à mobiliser la propriété. Je vous avoue que je ne sais pas ce que c'est que « mobiliser la propriété » ; je ne comprends pas que le capital terre devienne meuble ; je ne comprends pas qu'on puisse l'emporter, le mettre dans sa poche.

Cela est tout à fait au-dessus de mon intelligence. Je sais bien que ces mots ont été souvent employés, que des écrivains recommandables ont employé cette expression : « mobilisation de la propriété » ; mais je ne la comprends pas. L'institution n'a qu'un but, c'est de rendre plus mobile le titre hypothécaire qui est meuble de sa nature ; c'est un acte passé devant notaire ; mais c'est à la fois difficile et onéreux à transmettre.

Quand on est porteur d'une créance semblable, on ne sait à qui l'on peut la vendre ; il faut chercher longtemps un acquéreur ; et lorsqu'il est trouvé, il faut un nouvel acte devant notaire, de nouveaux frais ; puis il faut une notification au débiteur.

Qu'est-ce que l'on propose ? Que le corps moral, l'association prenne la grosse de l'acte authentique, qu'elle déposera dans ses archives, c'est le titre commun et de la caisse et des tiers porteurs, et que la caisse délivre des certificats appelés lettres de gage et constatant qu'il y a un immeuble affecté à la sûreté d'une créance.

Les porteurs de ces certificats pourront les passer de main en main, s'ils ne préfèrent les transformer en obligations nominatives ; ils les passeront de main en main comme des titres de la dette publique.

Celui qui a une créance hypothécaire sous cette forme est donc beaucoup plus assuré qu'on ne l'est aujourd'hui de pouvoir en réaliser la valeur si la nécessité se présente pour lui de la vendre.

Mais, dit-on, ces petites coupures que l'on veut faire auront pour résultat de diviser la propriété. C'est l'honorable M. de Liedekerke qui a fait cette objection. Messieurs, c'est là une erreur ; c'est le titre qui est découpé, c'est le titre qui est divisé, c'est la créance hypothécaire, ce n'est pas la propriété.

L'honorable membre s'est élevé contre le chiffre inférieur des petites coupures : nulle part cela n'existe ; nulle part, on ne fait descendre les coupures jusqu'à 100 fr... L'honorable membre me fait un signe de dénégation ; je crois cependant l'avoir bien compris. Eh bien, d'après les statuts de la caisse de Poméranie, article 179, les lettres de gage sont de 200 à 1,000 thaiers, avec faculté d'obtenir pour un dixième de l'emprunt des coupures qui descendent jusqu'à 25 thalers.

Dans le Mecklembourg on peut obtenir des coupures de 25 thalers. En Danemark il y avait des coupures de 150 fr. Dans le Hanovre les coupures sont de 50, 500, 1,000 thalers.

Il n'y a donc aucun inconvénient à faire descendre les coupures à 100 fr. Cela n'a d'ailleurs rien de commun avec la division de la propriété.

Messieurs, le danger que l'on veut faire craindre sous le rapport de cette division, est purement imaginaire. Je n'ai pas à rechercher ici si la division de la propriété est plus favorable à la bonne culture que l'extension des grands domaines. Il est inutile d'examiner cette question, car la division se fera en dépit de toutes les théories, par l'action du Code civil. Il ne faudrait pas, au surplus, écarier, en cette matière, le côté moral et politique si favorable à la division de la propriété. Au premier aspect, on pourrait soutenir peut-être que l'institution doit avoir pour effet de concentrer bien plus que de diviser. Aujourd'hui, qu'arrive-t-il ? Lorsqu'un propriétaire est obéré, il doit nécessairement aliéner une partie de son bien pour dégrever le reste. C'est la division. S'il avait pu emprunter pour amortir à long terme, il aurait conservé son bien, il n'aurait rien aliéné pour se libérer.

Aussi, en Allemagne, le parti qu'on appelle le parti avancé critique les institutions de ce genre ; il les critique comme aristocratique ; (et ici on les qualifie d'institutions socialistes !) Il prétend que c'est par ce motif qu'elles sont favorisées par les gouvernements.

Et pour que je ne sois pas accusé d'énoncer légèrement une assertion de ce genre, je demande la permission de mettre sous vos yeux quelques lignes du rapport adressé récemment par M. Josseau au gouvernement français. J'y lis :

« On reproche à ces établissements d'avoir pour effet irrésistible, de consolider et d'arrondir les domaines agricoles, en perpétuant, au profit de l'aristocratie, la grande propriété. C'est uniquement par ce motif, dit un certain parti en Allemagne, qu'ils sont patronnés par les gouvernements. »

Toutefois, je ne suis pas de l'avis de ceux qui attribuent à l'institution de pareils résultats ; ils tiennent à d'aulres causes ; nous avons un très grand correctif à la concentration des propriétés dans notre pays : c'est le Code civil.

M. Roussel. - Vous changez le Code civil.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je suis averti que je change le Code civil ; je ne m'en doulais pas, et j'attendrai la démonstration de cette assertion. J'avertis seulement l'honorable M. Roussel que de semblables institutions existent depuis longtemps dans des pays régis par le Code civil, par le Code Napoléon.

Je dis donc que le correctif est là ; les institutions de crédit foncier ne peuvent avoir, ni sous le rapport de la division, ni sous celui de la concentration des propriétés, les inconvénients contradictoires que les partis se plaisent à signaler.

Messieurs, un honorable membre s'est demandé tout à l'heure si quelque part des réclamations s'étaient élevées en Belgique, si on avait sollicité des modifications à notre régime de crédit foncier. Il a pensé que tout ce qui avait été demandé, c'était la réforme du régime hypothécaire, et celle des lois sur l'expropriation.

L'honorable membre ne me paraît pas s'être tenu au courant du mouvement des idées en Belgique sous ce rapport ; beaucoup d'excellents esprits ont réclamé depuis longtemps des institutions de crédit.

Sans parler d'autres réclamations faites par des personnes dont on pourrait contester la parfaite compétence dans cette matière, je dirai que le congrès agricole, réuni à Bruxelles, a sollicité vivement la création d'une caisse de crédit foncier, analogue à celle qui existe dans les Etats du Nord. Les comices agricoles ont réclamé une pareille institution ; j'ai sous les yeux un rapport fait par le comice agricole de Namur, et où je lis ce qui suit :

« Jusqu'aujourd'hui, les capitaux, bien à tort, se sont détournés des améliorations agricoles pour s'absorber, et trop souvent se perdre, dans des spéculations industrielles.

« Réunissons nos efforts, notre influence, pour que l'agriculture soit désormais l'objet d'une attention plus soutenue.

« Une réforme du système hypothécaire qui nous régit est mise à l'ordre du jour pour la session actuelle de la législature ; espérons que ce sera le prélude de l'organisation d'un bon système de crédit foncier.

« La constitution du crédit territorial dans le nord de l'Allemagne, en Autriche et en l'ologne, présentera au législateur belge un champ d'observation utile à exploiter ; il y verra que la plupart des associations de crédit, fondées depuis la fin du siècle dernier, en Prusse notamment, sont parvenues à des résultats éminemment avantageux, tant à la propriété foncière qu'aux capitaux proprement dits.

« En rapprochant du sol les instruments de travail, sous la forme de capitaux à bon marché, elles ont offert aux capitalistes le triple avantage d'une sécurité absolue pour les capitaux engagés, d'un service régulier de l'intérêt et de la réalisation consomment possible et toujours facile de leurs créances.

« Mats le progrès le plus incontestable que ces mêmes associations ont su réaliser est, sans contredit, l'obligation imposée aux emprunteurs, d'amortir les capitaux empruntés, au moyen d'une prime annuelle de 1 à 2 pour cent, laquelle se capitalise et libère la propriété dans une période qui varie de vingt-huit à quarante et un ans, selon que l'intérêt et la prime d'amortissement sont fixés. A côté de cet amortissement forcé, le propriétaire peut toujours se libérer, soit par des remboursements partiels, soit par un remboursement intégral.

« L'on conçoit aisément l'immense avantage de ce système ; il assure la perpétuité des améliorations foncières ; la libération de la propriété s'effectue à mesure que le sol reproduit les valeurs qui lui ont été incorporées. Le propriétaire, délivré de l'obligation de rembourser intégralement et à époque fixe, ne se trouve jamais dans la malheureuse alternative, ou d'obtenir un renouvellement ou de contracter un nouvel emprunt pour faire face au remboursement du premier.

« Le gouvernement belge, en étudiant ce système, l'améliorera sans doute, soit en mobilisant d'une manière plus complète, plus rapide, par la facilité de la transmission, les lettres de gage, représentatives des valeurs hypothécaires, soit en attirant vers ces valeurs les petits capitaux, à mesure qu'ils se forment par l'épargne. Dès lors, il deviendra facile à (page 1047) chacun d'exécuter sur ses propriétés les plans d'amélioration dont nous venons de vous entretenir. »

Messieurs, j'ai cru devoir citer complètement le passage de cet intéressant rapport, parce qu'il est destiné à vous convaincre que, dans les comices agricoles, on n'est pas à s'effrayer des prétendus dangers du crédil foncier, et qu'après avoir étudié d'une manière approfondie au point de vue pratique, ce sujet important, on provoque le gouvernement à en établir en Belgique...

M. Julliot. - Que disent les conseils provinciaux et communaux ? Rien.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - L'honorable M. Julliot faisait partie du congrès agricole. Ce congrès, composé de délégués des diverses provinces, des principaux propriétaires, ce congrès a formellement réclamé l’établissement du crédit foncier ; il existe un rapport fait au congrès agricole dans le sens de l'institution que nous proposons ; l'honorable M. Julliot n'a pas alors émis les doctrines qu'il défend aujourd'hui.

Il est donc assez étrange de voir ceux qui se proclament d'habitude les défenseurs des intérêts agricoles, se mettre en contradiction manifeste avec le vœu émis par un parlement agricole, par ceux qui avaient véritablement la mission de parler au nom de l'agriculture.

Pour nous, messieurs, nous croyons avoir fait une chose utile, en présentant ce projet de loi ; nous croyons avec M. Michel Chevalier, l'un des princes de l'économie politique, que l'établissement du crédit foncier à l'instar de ce qui est pratiqué dans le nord de l'Europe, serait un des plus grands services rendus à la propriété territoriale.

Et puisque je viens de citer le nom d'un économiste célèbre, d'un penseur eminent, qu'on me permette de dire que les honorables MM. Julliot et de Steenhault se sont singulièrement trompés, lorsqu'ils ont affirmé que M. Wolowski était revenu de l'idée qu'il avait émise sur le crédit foncier... (Interruption.) Oui, vous vous êtes singulièrement trompés, et ce qui le prouve, c'est qu'au mois de novembre 1850, M. Wolowski publiait encore, sur le projet même qui est actuellement en discussion, les lignes qui suivent :

« Ces vérités commencent à être bien comprises, et, qu'il nous soit permis de le dire, peut-être les travaux auxquels nous nous sommes livrés depuis tantôt quinze années, pour naturaliser en France une création éprouvée ailleurs, n'ont-ils pas été étrangers à ce mouvement de l'opinion.

« Mais tout en reconnaissant ce qu'il y a de simple et de pratique dans la constitution du crédit foncier, tout en avouant les heureux résultats obtenus par l'Allemagne et par la Pologne, beaucoup de bons esprits doutent encore de la possibilité d'appliquer en France les mêmes données. On entend répéter sans cesse que la division infinie de la propriété s'accommoderait mal d'un régime admis avec succès dans les Etats où la constitution du sol est restée féodale. »

Et faisant la part du feu, cédant devant cette opposition que rencontre en France l'innovation la plus innocente comme la plus dangereuse, il ajoute :

« En soumettant à l'assemblée nationale le projet d'organisation du crédit foncier, sur lequel elle va être appelée à délibérer prochainement, nous croyons avoir répondu à cette objection. Nos convictions à cet égard viennent de rencontrer un puissant auxiliaire.

« Une contrée qui fut naguère française, qui a conservé nos lois, nos institutions, et dont la physionomie s'identifie avec celle de notre pays, dont les conditions sociales sont les mêmes, et dont le sol présente une agglomération, relativement plus nombreuse encore, de petits propriétaires, la Belgique, entre résolument dans la voie que nous avons essayé d'ouvrir ; il est même probable que, profitant des recherches accomplies en France, elle nous devancera pour l'application pratique de celle grande réforme. »

M. de Steenhault. - Il ne soutiendra pas le projet devant l'assemblée.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est à tort que vous m'interrompez pour faire entendre qu'il a changé d'opinion ; le savant économiste déplore les préventions qu'il est obligé de combattre ; mais il persiste dans l'opinion qu'il a exprimée ; il a vu fonctionner ces institutions, il est d'un pays où elles ont produit le plus grand bien, et il a raison de demander qu'on les introduise dans sa nouvelle patrie. Elles sont favorables au crédit, au travail, aux améliorations à faire à la propriété foncière, et je suis surpris et affligé d'avoir à les défendre contre ceux qui chaque jour dans cette enceinte se proclament les défenseurs les plus ardents de l'agriculture.

M. de Liedekerke (pour un fait personnel). - Messieurs, j'espère que, dans le courant de ce débat et dans la discussion des dispositions de la loi, j'aurai l'occasion de rencontrer le côté pratique et sérieux du discours de M. le ministre des finances ; mais jamais je ne resterai volontairement sous l'inculpation de l'interprétation injuste de ma pensée. Le talent de l'honorable ministre des finances, pour exagérer ou dénaturer la pensée de ses adversaires, pour créer des fantômes qu'il poursuit alors à outrance, ou pour réduire leurs arguments à des atomes imperceptibles qu'il écarte par l'indifférence de son dédain, est connu depuis le jour où il est entré dans cette enceinte.

J'aurais peut-être mieux fait, messieurs, de refouler le sentiment que j'éprouvais, d'accueillir de suite les observations de M. le président et de réprimer le mouvement impétueux, mais justement excité, de mon âme ; justement excité, messieurs, par ce mot employé par M. le ministre des finances, d'une manière si injuste, si malveillante, par ce mot de manants sous lequel, car il faut savoir déchirer le voile, sous lequel l'honorable préopinant a mal déguisé des allusions trop directes, trop perfides, à des souvenirs, à des temps d'autrefois, auxquels je n'appartiens ni par mon âge, ni par mes convictions, ni par mes principes, tous mes penchants m'ayant toujours emporté vers la véritable, la sérieuse liberté.

Il semble que le mot de socialisme qui s'est échappe de mes lèvres a blessé le banc ministériel. Mais, qu'il me soit permis de vous le dire, je n'ai pas, dans tout le courant de mon discours, énoncé une seule fois que, de propos délibéré, on voulût tendre à des projets socialistes. Ce que j'ai dit, ce que je maintiens, c'est que, entraîné sur une pente fatale, on finirait par y aboutir, qu'en accumulant mesure sur mesure, loi sur loi, innovation sur innovation, multipliant la responsabilité de l'Etat, les devoirs et les droits de l'Etat, on aboutirait à un système funeste, repoussé au fond, j'en ai la certitude, par ceux-là mêmes qui en sont les involontaires soutiens.

Vous sembliez m'accuser d'être seul à porter contre votre système une pareille accusation, de prévoir pour l'avenir les dangers qu'il est de mon devoir de signaler. Et bien, aujourd'hui même en entrant dans cette enceinte on mettait dans mes mains une brochure émanant d'un homme qui n'est ni imprévoyant ni aveugle et dont vous ne récuserez pas les observations comme celles d'un homme poussant jusqu'à la défaillance la crainte de tout progrès, un écrivain et un politique distingué, un des chefs de l'école à laquelle vous déclarez appartenir, un libre-échangiste comme vous, et dont l'opinion doit avoir dès lors quelque poids auprès de vous.

Que dit l'honorable M. Faucher dans une discussion récente à l'Académie des sciences morales et politiques, après avoir critiqué la multiplicité des opérations, des entreprises dans lesquelles intervient le gouvernement belge ? Après avoir indiqué cette lemianca qui l'entraîne à s'occuper, à se mêler de tout ce qu'il faudrait abandonner à l'initiative individuelle, il ajoute :

« Il (le gouvernement) tend volontairement ou involontairement à se substituer à l'action de l'industrie privée. Dans un pays qui se distingue par le bon sens pratique de ses habitants, le domaine politique est ainsi livré aux systèmes les plus périlleux et jeté sur la pente du socialisme. Le gouvernement belge prend là une grave responsabilité ; il entame une expérience téméraire et que je ne conseille à personne à faire après lui. »

Messieurs, je ne prolongerai pas ce débat ; j'en ai dit assez pour repousser d'injustes soupçons et rendreàmes paroles leur portée véritable.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Au moment où l'honorable préopinant m'interrompait, j'ai eu la satisfaction d'entendre la plus grande partie des membres de cette assemblée reconnaître que j'avais parlé avec modération.

M. de Mérode. - M. d'Hoffschmidt.

M. le ministre des affaires étrangères (M. d'Hoffschmidt). - Oui, moi et beaucoup d'autres membres, et je maintiens ce que j'ai dit.

M. Malou. - Pas tout le monde.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je n'ai pas dit tous les membres ; mais la plus grande partie des membres, beaucoup de membres, si l'on veut...

M. Lebeau, M. Delescluze et plusieurs autres membres. - Oui ! oui ! c'est vrai !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Beaucoup de membres reconnaissaient donc que je m'étais exprimé avec modération ; que je qualifiais, comme j'avais le droit de le faire, des opinions émises en m'abstenant d'incriminer les intentions.

Je disais qu'on s'était élevé d'une manière que je trouvais injuste, dangereuse, contre ce qu'on nommait la manie d'acheter, des petits propriétaires.

Voici les propres paroles de l'honorable préopinant :

« Lorsqu'on divise la propriété et qu'on la met en vente, il naît une concurrence extraordinaire, et ces parcelles de terrain, ces lopins sont achetés à des prix fabuleux (…)

« Il est évident que par la loi sur le crédit foncier, vous aurez donné aux petits propriétaires, qui ont 100 à 400 francs de revenu, des facilités pour s'abandonner à cette passion qui les entraine vers des acquisitions irréfléchies. »

Or, à mon avis, il était au moins téméraire de se prétendre plus sage que les petits propriétaires, excellents juges de leurs intérêts ; il était injuste de laisser le crédit dans un état d'imperfection, de refuser des facilités aux campagnards sous prétexte qu'ils en abuseraient pour se livrer à des acquisitions irréfléchies et d'annoncer le dessein de contrarier ainsi le penchant si moral et si naturel des paysans, des manants à acquérir la propriété de la terre. Je maintiens tout ce que j'ai dit sur ce point.

L'honorable membre croit devoir insister sur son épithèle de socialiste. J'ai déjà dit quel prix j'y attachais ; aujourd'hui on l'applique à tout le monde ; c'est une arme de parti que l'on émousse et que j'ai pu renvoyer à mes adversaires eux-mêmes.

Mais l'honorable membre a maintenant une autorité à l'appui de sa parole !

M. Léon Faucher, en s'exprimant dans le sein de l'Académie des sciences morales et politiques, a trouvé que le gouvernement belge était sur la pente du socialisme.

Je le crois bien ; quand on affirme « que le gouvernement belge (page 1048) annexé aux dépôts de mendicité des espèces de manufactures encouragées et même soutenues par l'Etat ; » quand on apprend à la France...

- Plusieurs membres. - Lisez ! lisez !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Ce serait trop long ; je prends les faits qui ont été signales. I

Quand on apprend à l'Académie des sciences morales et politiques, « que le gouvernement belge a proposé aux chambres de fonder de fonder et de prendre à son compte des entreprises de colonisation et d'exportalion. » (Interruption.) Messieurs, c'est écrit ; ce sont des membres de l'Académie des sciences morales et politiques qui parlent.

M. de Liedekerke. - Cela est vrai.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Ainsi nous avons fondé des entreprises de colonisation et d'exportation ? Voudriez-vous nous faire l'honneur de les citer ?

Je me souviens qu'en 1843 ou 1844, on voulut fonder des entreprises de colonisation et d'exportation ; ce n'était pas le gouvernement actuel ; c'était, si je ne me trompe, entre autres, l'honorable M. de Mérode. C'était l'honorable M. de Mérode qui laissait imprimer alors au nom de la société guatémalienne qu'elle allait réaliser le problème de l'organisation du travail ! M. de Mérode disciple de M. Louis Blanc ! Les statuts de la société sont communistes ; ils ont été publiés et répandus à profusion par ceux qui avaient un intérêt dans l’entreprise ; le but de la société était l’association du capital et du travail, la société apportait les terres ; elle y plaçait des travailleurs ; il s’établissait une communauté ; on devait ensuite répartir les bénéfices entre le travail et le capital ? C’était charmant ; c’était un magnifique atelier national.

Et le gouvernement de ce temps (notez que nous ne sommes point les coupables, mais que ce sont les amis de MM. de Mérode et de Liedekerke), le gouvernement recommandait aux établissements publics, aux hospices, aux bureaux de bienfaisance, aux communes, de s'intéresser dans l'opération, parce qu'il était très utile, sans doute, de tenter la solution du problème de l'organisation du travail ! Et le gouvernement pensa même un jour que l'on pourrait bien promettre une garantie d'intérêts aux actionnaires !

Si c'est sur ce fait, nous n'en connaissons pas d'autre, et sur celui de l'établissement et de l'exploitation de nos chemins de fer que M. Léon Faucher conclut « que le gouvernement belge prend une grande responsabilité, qu'il est livré aux systèmes les plus périlleux et jeté sur la pente du socialisme, » c’est, pour la meilleure part, aux mais de M. de Liedekerke qu’il faudra l’imputer.

Voilà cependant ce que nous a valu le projet de colonisation de Santo-Tomas !

M. de Mérode. - Il n’en a pas parlé.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il a parlé des entreprises de colonisation et d’exportation. Je n’en connais pas d’autres que celle de Santo-Tomas, qui n’a pas été faite par le gouvernement.

Du reste, ce n'est pas tout.

Un autre honorable membre de l’Académie des sciences morales et politiques a ajouté un fait aux faits cités par M. Léon Faucher.

« Le mal, dit-i, fut immense dans les Flandres, et le gouvernement belge chercha à l'adoucir. Malheureusement, il paraît s'être mépris dans le choix des moyens. Il fonda de vastes filatures de lin à la mécanique... (interruption) dans l'espoir d'y attirer les populations auxquelles manquait le travail à la main. »

Il suffit de citer ici de pareilles assertions pour les détruire. Mais quand on raconte de pareilles choses à l'Académie des sciences morales et politiques, je conçois parfaitement qu'on lui dise que le gouvernement belge est sur la pente du socialisme. (Très bien ! très bien !)

M. de Mérode (pour un fait personnel). - M. le ministre des finances m'a attribué le programme de la compagnie belge de colonisation. Je n'ai pas été l'auteur ; je me suis associé à la compagnie ; mais ce n'est pas moi qui en ai formulé tout le protocole.

A l'époque où l'on a commencé la colonisation de Santo-Tomas, beaucoup de personnes se figuraient que l'on pouvait travailler en commun, posséder en commun et arriver à faire de très belles choses. Or, les résultats primitifs des essais de la compagnie ont précisément prouvé que les travaux en commun ne produisaient rien ; que c'était un très mauvais système. Aussi, bien qu'associé à la tentative de colonisation dans son ensemble, je ne faisais pas miennes toutes les idées alors mises en avant.

Du reste, l'entreprise n'avait rien de criminel, car il n'est pas défendu de travailler en commun. Ces essais n'ont pas réussi, je n'en prenais pas la responsabilité, et je ne puis qu'engager le gouvernement à se maintenir dans sa sphère d'action propre et à ne pas se livrer à trop de tentatives et à de nouvelles conceptions.

M. Cools. - Messieurs, l'ordre des inscriptions, prises au bureau de M. le président, m’oblige à prendre la parole dans un moment bien défavorable. Après le discours si lucide, si éloqueny, si sage de l’honorable ministre des finances, devant parler dans le même sens que cet honorable ministre, je ne puis espérer de captiver, jusqu’à un certain point, l’attention de la chambre, qu’à une condition ; aussi je m’engage à la remplir. C’est de présenter la série d’idées que j’ai à soumettre à la chambre, et qui peuvent différer de celles qui ont été émise spar l’organe du gouvernement, d’une manière sommaire et en m’interdisant autant que possible des développements.

Messieurs, l'institution qu'on veut créer est étrangère aux mœurs du pays ; elle est sans antécédent dans son histoire. Il est dès lors naturel qu'elle soulève certaines préventions.

Je crois que les membres qui sont partisans de la loi, et je suis de ce nombre, auraient tort de dédaigner ces préventions ; ils doivent s'attacher plutôt, selon moi, à les dissiper. Tous, messieurs, nous devons chercher d’abord à faire notre profit des critiques fondées que nous entendons, et ensuite à rectifier autant que possible les idées qui nous paraissent erronées. Je vais tâcher de m’acquitter de cette dernière partie de ma tâche.

Trois objections principales ont été faites contre le projet de loi : il consacre le principe dangereux d'une intervention trop directe de la part du gouvernement ; il pousse à un morcellement plus grand de la propriété ; il sera sans utilité réelle pour l'agriculture.

Je laisserai de côté la première objection ; elle sera rencontrée par d'autres orateurs. Je dirai cependant que, tout en étant porté à reconnaître que, dans des moments de crise, l'institution que l'on va créer partagera le sort de toute espèce d'institution de crédit, c'est-à-dire qu'elle offrira un certain danger pour la fortune publique.

Je crois que, par rapport à la caisse du crédit foncier, l'on a singulièrement exagéré le mal ; je crois ensuite que l'on a vu dans la loi des choses qui n'y sont pas et que, d'autre part, on a singulièrement exagéré celles qui y sont.

Mais occupons-nous seulement, comme je viens de l'annoncer, des deux dernières objections. Ainsi, la loi pousserait à un plus grand morcellement de la propriété ; ce grief a été articulé principalement par un honorante représentent de Dinant.

Cet honorable membre a été frappé d'une part du mouvement de décomposition que la révolution de 1789 a imprimé à la grande propriété. D'autre part, il a pu constater que la loi procure à tous les propriétaires fonciers, aux petits comme aux plus puissants, la faculté de se procurer des capitaux, et il en est arrivé à cette conclusion, non pas que les propriétaires fonciers indistinctement auront recours à la caisse du crédit foncier pour acheter des propriétés nouvelles, de manière que la même proportion continuera à exister dans les achats importants et dans les achats minimes ; mais bien que ce seront uniquement les petits propriétaires, ceux qui possèdent seulement quelques arpents de terre, qui chercheront à se procurer des capitaux au moyen de la caisse.

J'avoue, messieurs, que ce raisonnement me paraît quelque peu forcé ; je crois qu'on a rattaché entre eux des effets et des causes appartenant à des ordres d'idées parfaitement distinctes.

Je ne vois pas très bien quelle liaison il y a entre la faculté créée pour tout le monde de se procurer des fonds à certaines conditions, et la pensée que quelques-uns seulement y auront recours et que ce seront de préférence les petits propriétaires.

Or, c'était d'autant plus important à prouver que, s'il faut en croire des autorités citées tout à l'heure par l'honorable ministre des finances, l'institution produirait précisément un effet contraire, c'est-à-dire qu'elle pousserait à la concentration des propriétés.

Mais, messieurs, examinons la loi de près ; et bornons-nous à nous demander quels changements elle va apporter à la siluation actuelle. Quelles seront ses conséquences ? De modifier, pour les améliorer, les conditions auxquelles on pourra se procurer des emprunts hypothécaires.

La loi ne va pas au-delà. Or, en quoi cet adoucissement introduit dans les effets fâcheux d'un contrat civil pousserait-il à la division de la propriété ? Je ne saurais le découvrir.

Messieurs, le morcellement de la propriété a d'autres causes ; quelques-unes ont déjà été indiquées dans le cours de cette discussion.

Une des grandes causes, ce sont nos lois successoriales, c'est le Code civil ; mais à côté de cette cause, il en existe encore d'autres qu'il est bon de rappeler : c'est l'émancipation de l'industrie, c'est l'abolition des maîtrises, c'est la circulation plus générale et plus active des capitaux industriels, qui en a été la conséquence.

Voilà, messieurs, les causes puissantes qui poussent au morcellement des propriétés, et soit que vous adoptiez le projet de loi, soit que vous le rejetiez, ces causes continueront à agir.

Si vous regardez les effets de cet état de choses comme mauvais, comme fâcheux, allez au cœur du mal ; proposez des changements à la loi des successions.

Mettez des entraves à la division des lots exposés en vente, vous en avez le pouvoir, et vos convictions, si elles ont ce caractère, vous en imposent l'obligation. Mais n'attaquez pas la marche irrésistible des faits par des moyens aussi insuffisants que ceux que vous croyez trouver dans le rejet du projet de loi que nous avons devant nous. On n'arrête pas le cours d'une large rivière en détournant l'eau que pourrait y jeter la vanne d'un moulin.

Mais j'ai cru le comprendre ; au milieu de ce mouvement général qui règle la marche de la propriété, un seul fait vous a frappés : c'est la tendance des petits propriétaires à faire des acquisitions à n'importe à quel prix et souvent à des conditions mauvaises pour eux.

Ce mal, messieurs, n'est peut-être pas aussi général qu'on le prétend ; mais j'en reconnais l'existence. Tous les prolétaires en général cherchent à devenir propriétaires, et jusque-là il n'y a pas lieu de s'attrister. Mais, il faut bien le dire, malheureusement ce désir tout naturel, pour un grand nombre de petits propriétaires devient une passion, et c'est ici que le mal commence.

(page 1049) Il est regrettable que, dans les campagnes surtout, les classes inférieures ne comprennent pas mieux leurs intérêts. Si elles étaient plus instruites, elles se convaincraient bien vite qu'il leur serait très facile de tirer un parti plus utile de leurs fonds par d'autres moyens.

Mais comment faut-il combattre le mal ? Est-ce en fermant à ces cultivateurs l'accès de la caisse du crédit foncier ? Non, c'est bien plutôt en répandant davantage l'instruction et surtout l'instruction agricole, en donnant aux cultivateurs de bons conseils, en leur proposant des exemples, des modèles à suivre, en un mot, en avançant toujours davantage, dans la voie où le gouvernement est déjà entré. Voilà les remèdes qui opéreront avec le temps. Contentons-nous-en.

Messieurs, la création des lettres de gage n'aura pas d'influence sensible sur la vente des petites propriétés. Je n'examine pas pour le moment s'il peut y avoir utilité à faire de très petites coupures, à descendre jusqu'au chiffre de 100 ou de 200 francs. Ce sera un point à examiner lorsque nous en viendrons aux articles.

Je crois que, sous ce rapport, la loi présente certaines défectuosités ; toutefois, à un autre point de vue que celui dont je m'occupe en ce moment ? Mais, quand bien même la loi serait adoptée telle qu'elle vous est proposée, je ne crois pas que beaucoup de petits cultivateurs emprunteraient à la caisse, dans le but d'arrondir leur modeste patrimoine.

Le cultivateur, du moment qu'il aura quelque argent devant lui, cherchera, comme il l'a fait jusqu'à présent, à acquérir quelques lots de terre, sans calculer les conditions de ces achats, sans s'enquérir des intérêts que la terre lui rapportera. Mais agira-t-il de même lorsque, pour pouvoir se procurer cette satisfaction, il faudra songer à lever de l'argent ? C'est là une tout autre question. Les paysans, lorsqu'il faut contracter des obligations, savent calculer aussi bien que personne, et lorsqu'on leur dira que, pour pouvoir se procurer des fonds dont ils n'ont pas rigoureusement besoin, ils doivent s'engager à payer des intérêts à un taux qui devra leur paraître très élevé, ils se mettront à réfléchir et s'arrêteront.

Puis, messieurs, la loi présente certaines complications qui la mettront peu à la portée des petits propriétaires. Il faut aller chez le receveur de l'enregistrement, il faut faire faire une expertise de sa terre : il faut demander une lettre de gage, il faut ensuite s'occuper soi-même du placement de cette valeur. C'est là un système beaucoup trop compliqué pour les petits propriétaires.

Admettons cependant, à titre de concession, que par-ci par là il y ait quelques petits cultivateurs qui aient recours à la caisse pour se procurer des fonds, dans le but de faire de nouvelles acquisitions ; mais à côté de ces cultivateurs qui emprunteront pour ce but déterminé, il en existera un beaucoup plus grand nombre qui se trouveront dans le cas de devoir faire face à des besoins imprévus, par suite de pertes de bétail, d'incendie, de maladies, par mille causes enfin qu'il est impossible d'énumérer ici et qui se présentent continuellement ; eh bien, ces cultivateurs auront un grand avantage à pouvoir, dans ce cas, trouver de l'argent à des conditions beaucoup plus favorables qu'ils n'en ont trouvé jusqu'à présent.

Et c'est parce que quelques petits cultivateurs peuvent faire un mauvais usage de la loi qui est en discussion, que vous voulez interdire à tous d'avoir recours à cette institution !

Que diriez-vous si un médecin appelé auprès d'un ouvrier qui aura été atteint d'une maladie, à la suite d'une journée de kermesse ou de carnaval, se faisait ce raisonnement : Cet homme est nécessaire à sa famille ; son travail doit la faire vivre ; mais il a quelque peu l'habitude de la boisson ; qui sait, si, lorsqu'il sera guéri, il ne se livrera pas à de nouveaux excès ? Je crois que je ferai bien de le laisser malade ; de cette manière, il esl bien certain qu'il ne commettra plus le moindre écart. » Ce raisonnement ressemble beaucoup à celui que vous faites pour les petits cultivateurs.

Je passe à la dernière objection : « La caisse du crédit foncier sera sans utilité réelle pour l'agriculture ; elle organise le crédit foncier, mais elle ne crée pas le crédit agricole. »

Messieurs, sortons ici des termes vagues ; examinons l'objection de très près ; et d'abord rendons-nous bien compte de la nature et de l'action de ce qu'on peut appeler le crédit agricole ; demandons-nous ce que c'est que le crédit agricole ; en quoi il diffère du crédit foncier.

Cette demande est d'autant plus nécessaire, que, d'après ma manière de voir, le crédit agricole se confond pour une bonne part avec le crédit foncier. Quoi qu'il en soit, demandons-nous ce que c'est que le crédit agricole.

Suivant moi, c'est la faculté de se procurer des capitaux, en retour des garanties offertes pour le payement des intérêts et le remboursement, accordée à ceux qui veulent faire avancer une exploitation agricole dans la voie du progrès. Or, si cette définition est juste, et je la crois telle, alors le système proposé apportera une amélioration notable dans la situation de l'agriculture.

En effet les personnes qui peuvent opérer des perfectionnements agricoles se rangent dans deux catégories.

Ce sont, d'une part, les propriétaires fonciers, et, d'autre part, les fermiers. Or, comme les propriétaires fonciers peuvent emprunter de l'argent à la caisse pour toute espèce de motifs ; qu'ils peuvent, par conséquent, réclamer des fonds pour opérer des améliorations agricoles, rien ne s'opposera à ce que ces propriétaires, si c'est là leur intérêt, n'emploient les fonds empruntés à faire avancer l'agriculture dans la voie du progrès.

Mais on a fait une distinction : elle ne porte pas sur les qualités des emprunteurs, elle s'applique plutôt au but pour lequel on doit faire des emprunts. On a dit qu'il faut exiger que les lettres de gage ne soient prises que dans l'intérêt des améliorations de l'agriculture. A ce sujet on nous a cité l'exemple de ce qui se passait dans des pays étrangers.

Messieurs, j'ignore, jusqu'à un certain point, ce qui se passe ailleurs que chez nous : je n'ai pas, à cet égard, assez de renseignements ; mais ce que je puis affirmer, c'est qu'en Belgique la restriction qu'on a en vue ne saurait être apportée à la loi.

Comment serait-il établi que la condition de l'emprunt a été remplie ? Qu'est-ce qu'améliorer la terre ? Il y a mille manières différentes d'améliorer ; quelle est l'importance qu'il faudra donner aux améliorations ? Comment pourra-t-on constater que la terre a été réellement améliorée ? Qui surveillera l'emploi des emprunts ? Bien certainement vous ouvririez la porte à une foule de procès, et l'institution du crédit foncier, entendue de la sorte, serait bientôt frappée de discrédit.

D'ailleurs, et M. le minisire des finances en a déjà fait la remarque, si les emprunts qu'on fera à la caisse sont utiles aux propriétaires qui veulent les employer dans l'intérêt du commerce et de l'industrie, tout autant qu'à ceux qui veulent les employer uniquement à l'agriculture, pourquoi restreindrait-on l'utilité de la caisse ? Ce que vous accordez aux uns ne nuit nullement à ce que pourront réclamer les autres.

Au surplus, serait-ce bien agir dans l'intérêt national, entendu d'une manière un peu large, que de limiter le pouvoir de lever des fonds près de la caisse, d'exiger qu'ils soient appliqués à l'agriculture ?

Messieurs, supposez un propriétaire qui pourrait, par exemple, employer utilement un capital de mille francs, en apportant des améliorations à une propriété qu'il a sous la main, mais qui, pour faire un bénéfice beaucoup plus grand, voudrait employer ces 1,000 fr. dans l'intérêt de l'industrie ; dans ce cas, n'agiriez-vous pas évidemment contre le développement de la richesse publique, en exigeant qu'on renonçât au profit plus grand, pour se contenter du profit moindre ?

Messieurs, pour l'agriculture comme pour beaucoup d'autres choses, laisser faire la liberté ; l'argent ira naturellement où il aura intérêt à aller, ne craignez pas qu'il ne se dirige pas vers l'agriculture, craignez plutôt qu'il n'y aille en trop grande abondance. La terre exerce sur l'homme une influence à laquelle il résiste difficilement, le parti qu'il peut en tirer lui procure à la fois des produits matériels et des jouissances morales. Ne songeons pas à vouloir activer ce penchant naturel qui attire l'homme vers la terre. Bornons-nous à l'abandonner à son libre cours. La cause qui le fait agir n'est d'ailleurs pas à notre portée.

S'il faut en croire un des esprits les plus profonds de notre époque, elle se lie à la position que les vues de la Providence assignent à l'homme au milieu de la création.

Ici je ne puis résister au désir de citer les paroles éloquentes dont il s'est servi pour faire saisir la cause, après le langage tout aussi éloquent que M. le ministre des finances vient de faire entendre pour expliquer le fait, et vous verrez que la parole de M. ministre des finances ne perd pas à la comparaison.

« D'où vient (c'est M. Guizot qui parle ainsi dans une de ses dernières publications), d'où vient la prépondérance dont jouit la propriété foncière dans la société ? Prend-elle sa source uniquement dans ce fait que la terre est, de toutes les propriétés, la plus sûre, la moins variable, celle qui résiste et survit le mieux aux perturbations et aux misères sociales ?

« Ce motif, le premier qui s'offre à l'esprit, est réel et puissant ; mais il s'en faut bien que ce soit le seul...

« La propriété mobilière, le capital, peut donner à l'homme la richesse. La propriété foncière, la terre, lui donne bien autre chose encore. Elle lui donne une part dans le domaine du monde. Elle unit sa vie à la vie de toute la création. La richesse mobilière est un instrument à la disposition de l'homme qui s'en sert pour satisfaire à ses besoins, à ses plaisirs, à ses volontés. La propriété foncière est l'établissement de l'homme au milieu et au-dessus de la nature. Outre ses besoins, ses plaisirs, ses volontés, elle satisfait en lui à une multitude de penchants divers et profonds. Elle crée, pour la famille, la patrie domestique, avec toutes les sympathies qui s'y rattachent dans le présent, toutes les perspectives qu'elle ouvre dans l'avenir. »

Voilà les paroles, à la fois nobles et touchantes, que cet éminent écrivain a su trouver pour expliquer pourquoi l'homme, non seulement cherche à faire des acquisitions nouvelles, mais encore pourquoi, une fois que la terre lui est acquise, il s'attache à l'améliorer et à l'embellir, afin de pouvoir la transmettre à ses descendants dans un brillant état de rapport.

Que faut-il faire pour laisser agir ce penchant naturel et providentiel ? Faut-il exiger que les capitaux qu'on lèvera soient appliqués immédiatement à l'amélioration de la terre ? Je ne le crois pas.

Je crois que si la loi n'avait pas d'autre but, les principes qui y seraient contenus seraient dangereux s'ils n'étaient pas stériles. Je crois qu'avec l'organisation actuelle de la société, dans l'état d'imperfection que présente encore la science agricole, les améliorations de la propriété présentent des chances trop incertaines de profit pour qu'on pût conseiller à qui que ce fût de prélever des fonds à 5 1/4 pour cent pour payer des améliorations dont le résultat sera, longtemps encore, très problématique.

Mais est-ce à dire que s'il faut renoncer à l'idée de faire puiser dans la caisse du crédit foncier, pour améliorer la terre avec le capital levé, on ne puisse pas organiser l'iunstitution de manière à ce qu'elle rende les améliorations agricoles plus faciles au bout d'un temps donné ? Nullement. Pour cela, je crois qu'il faut seulement s'attacher à faire (page 1050) fonctionner la caisse de manière à ce qu'elle exonère promptement la terre des charges qui la grèvent ou qui pourront la grever dans la suite. Une fois que les propriétaires auront été remis dans la libre disposition de leurs revenus, ils ne tarderont pas à saisir l'occasion de les faire servir à l'amélioration de leur patrimoine.

C'est précisément le résultat auquel la loi doit conduire.

Deux obstacles ont retardé jusqu'à présent la libération de la propriété : d'abord la difficulté de réunir un capital au-delà des intérêts à payer, et ensuite l'obligation où on s'est trouvé d'en faire l'emploi en masse, de ne pas pouvoir échelonner les payements. L'un et l'autre obstacle vont disparaître devant la loi.

La dette qui charge la propriété foncière en Belgique est, dit-on, de 800 millions ; on nous a rappelé qu'en France on a évalué les charges hypothécaires à plus de 12 milliards. Je me défie un peu de l'un et de l'autre calcul ; l'un ou l'autre sont nécessairement erronés, car il n'y a aucun rapport entre le calcul fait pour la Belgique et celui fait pour la France. Si celui-ci est exact, celui de M. le ministre des finances serait au-dessous de la vérité.

Je dois le dire, c'est dans le vôtre, M. le ministre, que je suis porté à avoir le plus de confiance ; vous avez indiqué les éléments de votre calcul et les données paraissent très rationnelles. Mais ces charges ne consistent pas toutes en rentes hypothécaires, il y a des hypothèques judiciaires, des privilèges de vendeurs pour le prix de vente, des hypothèques prises pour crédits ouverts. Cependant, la dette hypothécaire provenant de rentes constitue la très large part ; cependant je ne veux pas m'arrêter au chiffre de 800 millions ; réduisons-le de moitié.

Maintenant faisons une nouvelle concession : supposons que lorsque l'institution sera en pleine activité, ce n'est que 200 millions qu'on pourrait lui demander pour rédimer des rentes hypothécaires. Et quel intérêt faudra-t-il payer pendant 42 ans du chef de ces 200 millions ? Plus de 10 millions. Or, ces 10 millions, les débiteurs les payent actuellement et même au-delà, et ils devraient continuer à les payer à tout jamais, à moins de vouloir retirer de la circulation un capital considérable, en dehors de ces 10 millions. Donc, au bout de 42 ans, les propriétaires fonciers verront leurs revenus s'accroître, comme par enchantement, de la somme de 10 millions.

Je veux bien admettre que beaucoup de personnes, ayant ces revenus ne pourront pas en faire usage dans l'intérêt de l'agriculture.

Mettez le nombre au cinquième, il en résultera toujours qu'au bout de 42 ans une somme de 2 millions pourra être affectée à l'amélioration de l'agriculture.

N'est-ce pas un résultat magnifique pour l'agriculture, auquel la caisse, si elle réussit, peut nous conduire au bout d'un certain nombre d'années !

Comment espére-t-on arriver à ce beau résultat ? C'est tout bonnement en insérant dans la loi un principe bien ancien, qui a formé de tout temps la base des opérations financières : le principe de l'amortissement.

On a dit : l'amortissement est un palliatif, il favorise trop les nouveaux emprunts.

Il en est de l'amortissement comme du crédit ; comme de toutes les bonnes choses qui ont un mauvais côté. Certainement c'est une arme à deux tranchants. Cela n'empêche pas que l'amortissement sera toujours le moyen le plus sûr d'arriver à l'amélioration de la terre et de laisser aux propriétaires la liberté de disposer de leurs revenus.

Dans d'autres circonstances, j'ai déjà dit quelques mots de l'amortissement. Je ne suis pas fâché que l'occasion se présente de faire remarquer que sous ce rapport comme sous bien d'autres, le gouvernement partage mes vues en ce qui concerne les avantages de ce système. Dans un moment où, dans un pays voisin, on est occupé à saper les bases du crédit, en supprimant l'amortissement et où nous sommes exposés à la contagion de cet exemple, on est heureux de pouvoir constater que le ministère belge prend une position entièrement différente, et cherche, au contraire, à faire entrer le principe de l'amortissement toujours plus avant dans notre législation.

Espérons que gouvernement et chambres continueront à suivre ces errements salutaires. L'amortissement gradué de la dette sera toujours un élément de force pour les nations comme pour les associations d'individus. Il les met à même d'affronter les dangers inconnus et de traverser les temps difficiles.

Permettez-moi maintenant, pour terminer, d'ajouter quelques mots en ce qui concerne les fermiers et les cultivateurs.

Lorsqu'on parle des fermiers et des cultivateurs, il est bien difficile de faire complètement abstraction des propriétaires, parce que les cultivateurs, même dans la classe la plus infime, sont presque tous quelque peu propriétaires. Cependant, je crois que les membres qui ont examiné ce côté de la question se sont plutôt occupés des fermiers et des cultivateurs en leur qualité de travailleurs. Je suivrai leur exemple.

Lorsqu'on cherche à accorder du crédit au cultivateur, il faut commencer par se demander si ce crédit est possible, jusqu'à quel point il est nécessaire. Dans une discussion récente qui a eu lieu à l'assemblée française, on s'est apitoyé sur l'agriculture. On a prétendu qu'elle se trouve dans une position désastreuse parce qu'elle n'est pas sur un pied d'égalité avec l'industrie et le commerce ; je crois qu'il y a quelque chose à faire pour l'agriculture en fait de crédit ; mais il y a loin de là à reconnaître, et c'est là un pas que je ne saurais faire, que l'agriculture se trouve dans une position désastreuse, ni même dans une position mauvaise uniquement parce qu'elle ne serait pas sur le pied d'égalité avec l'industrie.

Pour la Belgique, comme pour la France, la position d'infériorité de l'agriculture est une situation normale. L'agriculture ne peut prétendre à faire usage du crédit aux mêmes conditions que l'industrie par la raison que l'argent que l'agriculture se procure au moyen d'emprunts n'a pas pour elle la même valeur que pour l'industrie.

Les produits de l'agriculture sont certains, mais ils sont modérés ; ceux de l'industrie sont chanceux, mais ils sont plus considérables. Comme le taux de l'intérêt se calcule d'après les conditions offertes de part et d'autre au prêteur, il est évident qu'en règle générale l'agriculture ne pourra pas emprunter aussi facilement que l'industrie.

D'ailleurs pour nous occuper uniquement des cultivateurs et des fermiers qui ne sont pas propriétaires, on peut le demander s'il est réellement bien utile que cette classe de personnes ait recours aux emprunts. Est-il utile de mettre le crédit à la portée des cultivateurs, des travailleurs des campagnes tout aussi bien que des travailleurs des villes ? S'il y avait avantage, je crois que ce serait plutôt aux travailleurs des villes qu'il faudrait songer. Les travailleus des campagnes se trouvent, comparativement à ceux des villes, dans une position privilégiée. Le travailleur des villes est employé à la tâche, à la journée ; le travailleur des campagnes, sauf les garçons de ferme qui forment la petite exception, s'occupe pour son propre compte.

Toutes les améliorations qu'il apporte à la terre, tous les accroissements de produits qu'il obtient, tournent à son profit, tandis que le travailleur des villes travaille pour le compte du maître, moyennant un salaire déterminé. L'avantage est donc pour le travailleur des campagnes ; mais pour lui, comme pour le travailleur des villes, je crois que le crédit serait un très mauvais cadeau, car il est connu de tout le monde que ce qui manque aux classes inférieures, c'est la prévoyance.

C'est la qualité que nous cherchons à leur inculquer par toutes sortes de moyens, par les lois que nous votons, par l'encouragement de sociétés de secours mutuels, par l'institution d'une caisse générale de retraite, par mille moyens différents. C'est ainsi que nous cherchons à faire perdre aux classes inférieures leurs habitudes d'imprévoyance. Tant qu'elles ne seront pas plus instruites, je crois que le crédit serait extrêmement dangereux pour elles.

D'ailleurs, il y a toujours un obstacle immense à ce qu'on généralise le crédit pour les classes inférieures. Cet obstacle, c'est l'impossibilité où elles se trouvent d'offrir des gages qui garantissent l'intérêt et l'amortissement. L'emprunt ne peut constituer une spoliation au profit du prêteur. C'est un contrat synallagmatique où les chances de perte et de gain doivent se compenser. Il faut que le préteur ait autant d'intérêt à donner son argent que l'emprunter à le recevoir. Or, je le demande, dans l'impossibilité où se trouvent les travailleurs des villes et des campagnes d'offrir des garanties quelconques, comment peut-on espérer trouver des bailleurs de fonds ? Ce n'est pas qu'indépendamment de la loi qui nous occupe, je prétende qu'il n'y a rien à faire pour l'agriculture en fait de crédit. Après avoir organisé le crédit foncier, il faudra plus tard lui donner un complément en ce qui concerne plus spécialement le crédit agricole. Avec l'organisation actuelle de la société, l'agriculture, pendant longtemps encore, n'aura pas besoin de pouvoir contracter des emprunts proprement dits. Mais il faudrait qu'elle eût, comme en Ecosse, la faculté d'obtenir certaines avances.

Le produit de la vente des céréales pourrait être versé dans une caisse qui aurait des comptes courants avec les intérêts et leur ferait des avances pour achat de bestiaux, etc. Je crois que ce sont des avantages qu'il serait possible d'assurer à l'agriculture ; mais, de toute manière, cette organisation ne pourrait être admise que pour une partie du pays. Sauf quelques exceptions, elle ne pourrait s'appliquer que dans le Hainaut et dans une partie du Brabant, où la culture se fait sur une plus grande échelle, où, sinon la grande, du moins la moyenne culture domine.

Dans les Flandres, dans la province d'Anvers, dans une grande partie du Limbourg, ces comptes courants ne sauraient être d'aucune utilité pour quelques cultivateurs que ce fût.

Ici je suis d'accord avec l'honorable député d'Huy, qu'il ne faut pas devancer le progrès de notre époque. Il faut d'abord faire entrer l'idée dans les mœurs et la faire accepter par les fermiers pour ensuite s'entendre avec l'une ou l'autre des banques existantes, de manière qu'au lieu de se borner à ouvrir des comptes courants aux industriels ou aux commerçants, moyennant le dépôt de certaines valeurs, elles puissent en ouvrir aussi aux agriculteurs d'après la valeur évidente des biens possédés par les fermiers.

Ces lacunes, que présente le projet de loi, ne sont pas pour moi un motif pour y refuser mon adhésion. Si j'ai un reproche à faire au projet de loi, ce n'est pas de faire trop peu, mais de faire trop. Je crois qu'il eût mieux valu commencer par faciliter les expropriations. Le crédit foncier serait venu comme un complément, tandis qu'on nous le présente uniquement comme le complément de la réforme hypothécaire.

Je voterai pour la loi, tout en espérant que nous pourrons un jour organiser le système d'une manière plus complète en donnant une extension plus grande au crédit agricole.

- La discussion est continuée à lundi.

Projet de loi révisant la législation sur les faillites, banqueroutes et sursis

Transmission du projet amendé par le sénat

M. le président. - Le sénat a renvoyé le projet de loi sur les banqueroutes, faillites et sursis, avec des amendements. Je propose à la chambre d'ordonner l'impression et la distribution des articles amendés et de les renvoyer à la commission qui a examiné le projet de loi.

- Cette proposition est adoptée.

La séance est levée à 4 1/2 heures.