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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 5 avril 1851

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1850-1851)

(Présidence de M. Delfosse, vice-président.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1120) M. A. Vandenpeereboom procède à l'appel nominal à une heure et un quart.

La séance est ouverte.

M. T’Kint de Naeyer donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. A. Vandenpeereboom présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« Le sieur Gaspard-Hubert Van Boekel, professeur et littérateur à Gand, né à Grave (Pays-Bas), demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi au ministre de la justice.


« Plusieurs habitants de Waerschoot demandent qu'il soit pris des mesures pour relever l'industrie linière. »

« Même demande de plusieurs habitants de Woumen.»

M. Rodenbach. - Messieurs, grand nombre d'habitants de Waerschoot (Flandre orientale) et de Wounien (Flandre occidentale), font à la chambre les mêmes doléances sur l'industrie linière que les autres pétitionnaires que j'ai soutenus depuis quelques jours.

J'invite de nouveau la commission des pétitions de faire un prompt rapport sur ces requêtes.

- La proposition de M. Rodenbach est adoptée.


« Le sieur Clermont fait hommage à la chambre d'un tableau raisonné du projet de loi sur le crédit foncier. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


Par 26 messages, en date des 3 et 4 avril, le sénat informe la chambre :

Qu'il a pris en considération 16 demandes en naturalisation ordinaires ;

Qu'il en a rejeté 9 ;

Qu'il a adopté le budget de la justice pour l'exercice 1852.

- Pris pour notification.

Projet de loi sur le crédit foncier

Discussion générale

M. Deliége. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné les amendements de M. Lelièvre et de M. Thibaut, au projet de loi sur le crédit foncier.

- Ce rapport sera imprimé et distribué.


M. Osy. - Je dois rendre cette justice à M. le ministre des finances, que, par tout ce qu'il a dit en public et dans les conversations nombreuses que j'ai eu l'honneur d'avoir avec lui en particulier, il a des principes très justes sur le papier-monnaie et qu'il n'en veut que pour faciliter la circulation et les transactions, pour autant qu'ils représentent des valeurs facilement et sûrement recouvrables ; la loi pour la création de la banque Nationale prouve que l'honorable M. Frère a mis ses principes en pratique. Il ne permet l'émission du papier que pour autant qu'il soit représente par un tiers en numéraire et le reste en valeurs facilement réalisables et à des époques peu éloignées, il a pris les plus grandes précautions pour empêcher d’immobiliser le capital de la banque et le montant des émissions.

Ainsi, lors de la crise de 1848, lorsqu'on demandait le cours forcé des billets de banque, comme lors de la formation de la Banque Nationale, je me suis toujours trouvé d'accord avec l'honorable ministre ; je me plais à lui rendre ici publiquement justice, que, pour ces questions, il a montre de véritables systèmes conservateurs et qui me rassurent tout à fait aussi longtemps qu'il sera au pouvoir et je suis persuadé qu'il tiendra rigoureusement la main à ce que jamais ni la loi ni les statuts ne pourront être violés et certainement sous son administration j'aurais été heureux d'avoir pu lui être utile, si mon âge, mon indépendance et surtout ma position de famille ne m'avaient obligé de me borner à remplir ici et à occuper une place modeste et à consacrer encore quelques années aux intérêts généraux du pays et de la ville qui désire encore que je la représente au parlement. Toutes ces considérations m'ont forcé à refuser à M. le ministre de l'assister pour exécuter les vues sages, que je lui connais sur le crédit public.

Mais messieurs, nous ne faisons pas une loi de cette importance pour quelques années ; tous nous devrons faire place, dans un temps plus ou moins rapproché, à une autre génération, et MM. les ministres a des personnes qui penseront peut-être autrement que l'immuable ministre des finances ; aussi, quand je parle et réfléchos, je n’agis pas pour ce qui se passe actuellement ; mais je prévois davantage l’avenir que le moment actuel et fais abstraction des hommes qui sont au pouvoir.

Certainement, sous l’administration de M. Frère, l'établissement d'une caisse de crédit foncier ne me donne pas d'inquiétude, et, sans tous les privilèges qui se trouvent dans le projet de loi, je n’y serais pas si hostile ; mais je ne veux pas de l'intervention du gouvernement quand je n'en vois pas une nécessité absolue et quand je puis atteindre le même but par des institutions privées et par le public. Je crois vous avoir prouvé que lorsque vous aurez fait une bonne loi d'expropriation, le taux de l’intérêt baissera, les patticuliers trouveront alors la garantie d'être remboursés exactement et de recevoir de même l'intérêt des capitaux prêtés ; soyez sûrs que les offres d'argent seront toujours plus abondantes que les demandes, et si aujourd'hui les petits propriétaires trouvent difficilement de l'argent sur hypothèque, la nouvelle loi que nous réclamons les faciliteront beaucoup.

Aussi je suis persuadé qu'une bonne loi d'expropriation sera plus utile que l'institution que vous voulez créer, et évitera tous les inconvénients que je prévois, en autorisant le gouvernement d'augmenter les rouages de l'administration et d'émettre de nouvelles valeurs de circulation ; si votre caisse réussit, elle peut devenir un grand embarras, dans des moments de crise financière et politique.

Je ne me suis jamais oppose à la création de bons du trésor, pour faciliter le service du trésor et attendre un moment avantageux pour les consolider, soit par des excédants de recette, aliénation de domaines ou par un emprunt ; mais cependant le pays ne peut en supporter que pour des sommes modérées, et si l'on en abuse, on peut se trouver dans des difficultés insurmontables. Avant 1848, avec tous les membres de la chambre, je me suis récrié contre des émisions continuelles, et qui se sont montées, si je ne me trompe, jusqu'à la somme de 27 millions.

Ainsi, les événements de février nous ont démontré le danger de cette forte émission. Sans les emprunts forcés, les billets de banque à cours forcé, nous n'aurions pas remboursé régulièrement aux échéances les bons et nous suspendions nos pavements. On aurait dû également les déclarer cours forcé, c'est à dire forcer les détenteurs de les renouveler (comme une grande ville du pays l'a fait pour sis bons communaux) ou les inscrire au grand-livre, comme l'a fait la France. C'est ainsi que j'entends rendre le cours forcé des lettres de gage, et si par des événements graves, le remboursement des lettres de gage ne peut se faire régulièrement, on sera obligé de suspendre l'amortissement et ainsi de fait les détenteurs auront du papier à cours forcé.

Mais, je vous ai prouvé que dès aujourd'hui par votre article 37, vous donnez un cours forcé aux lettres de gage d'un établissement que vous prétendez ne pas être sous l'administration et la responsabilité du gouvernement.

Jusqu'à présent, les bureaux de bienfaisance, les communes, les fabriques d'églises et la caisse de dépôts et consignations étaient un grand soutien du crédit du gouvernement, de la province et de la commune, par leurs placements et pour les émissions que nous sommes obligés du décréter de temps en temps. Mais aujourd'hui vous autorisez le placement en lettres de gage ; c'est une mesure nécessaire pour faire réussir votre caisse, et comme vous ne pouviez pas décréter dès aujourd'hui le cours forcé, vous avez été obligé de trouver un moyen détourné pour soutenir et placer votre nouveau papier et cela au détriment du crédit public. Voila encore un privilège, les administrations publiques, comme de juste, ne peuvent employer leur argent en obligations des autres caisses hypothécaires du pays, mais sont autorisés de favoriser une caisse, que vous prétendez ne pas être dépendante et sous la responsabilité du gouvernement.

On convie aussi le gouvernement à prendre à lui les caisses d'épargne et alors on vous proposera aussi d'employer l'argent en lettres de gage. En temps ordinaire, la caisse d'épargne par de nouveaux versements, pourra satisfaire à tous les besoins de remboursements, mais faites venir des crises financières et politiques, et alors les demandes de remboursements dépasseront beaucoup les versements, et si alors vos fonds publics venaient à baisser de 20 à 30 p. c, comment pourriez-vous satisfaire à ces demandes ; la caisse d'épargne n'aurait pas d'écus et n'aurait à offrir que des lettres de gage ; vous seriez obligé de leur donner cours forcé, et au lieu de donner des billets de banque à cours forcé, vous feriez comprendre que ces lettres de gage ont plus de valeur, parce qu'ils portent intérêts et sont hypothéqués sur des propriétés.

Je suis donc loin de partager l'opinion de l’honorable M. Lebeau, pour le placement de l’argent de l'artisan en lettres de gage et commune d'après le discours de M. Orts, d'hier, on a l'air d'approuver, quand on ne combat pas de suite les utopies qu'on lance incidemment dans les discussions, je fais dès aujourd'hui toutes mes réserves, pour le moment où nous discuterons la loi de la caisse d’épargne.

Vous voyez donc, messieurs, que je n'avais pas tort de vous dire que dans des moments d'embarras, nous serions forcés de décréter le cours forcé, et que l'article 37 le décrète des aujourd'hui.

Les caisses d'épargne de la Société Générale, de la Banque de Belgique et de la Banque Liégeoise, ont environ 44 millions, la caisse de consignations et de dépôts, près de 16 millions, les caisses de prévoyance, plus de 1 millions, les communes, bureaux de bienfaisance, fabriques d’églises pourront absorber à la longue au moins 5 millions. Ajoutez-y les caisses de retraite et de pensions, autres 5 millions. Vous aurez donc une ressource de 71 millions pour venir en aide a votre caisse de credit foncier. Vous lui serez utile, (page 1121) mais au détriment du crédit de l'Etat, dont la valeur n'est tout au plus que 5 p. c, tandis que les lettres de gage ne rapporteront que 4 p. c.

D'après moi, le gouvernement devrait se préoccuper davantage des finances de l'Etat, travailler à faire réduire les intérêts de ses emprunts, que de favoriser les prêts sur hypothèque, qui n'en ont pas besoin, puisque l'on continuera toujours de l'argent trouver chez les particuliers et dans les établissements privés. Votre but doit être de faire baisser le taux de l'intérêt. Vous y arriverez facilement si nous nous bornions à faire une bonne loi d'expropriation, et que vous ne vous borniez pas à faire une disposition de privilège par votre article 26.

Je ne m'arrêterai pas sur les autres privilèges contenus dans le projet de loi, cette partie ayant été parfaitement traitée par M. de Meulenaere et Roussel, et nous y reviendrons lors de la discussion des articles.

Mais je ne puis finir sans dire que cet amortissement par annuités n'est qu'un beau plan sur papier, mais qui amène la ruine de ceux qui en feront ou qui en ont fait usage, et cela dans un pays où la propriété ne rapporte que 2 1/2 p. c. en moyenne, le mode d'annuités a pu réussir en Gallicie, Silésie et la Pologne, où les propriétés ne sont pas divisées comme chez nous et où elles n'ont pas une valeur aussi élevée qu'en Belgique.

Presque tous ceux qui ont voulu se libérer par annuités ont éte obligés de se voir expropriés, ou ont vendu leurs biens longtemps avant le terme fixé pour leur libération,

Effectivement, si vous devez payer 5 p. c. et que vous ne retiriez de vos terres que 3 p. c, vous avez sacrifié dans vingt ans l'autre moitié de votre bien sur lequel vous n'avez pas emprunté.

Avec un amortissement de 1 p. c, vous vous libérez dans quarante et un ans ; mais vous vous ruinez dans vingt ans, si vous devez payer 5 p. c. et que votre terre ne vous produit que 3 p. c. Je défie de me contredire sur ce point.

Comme je vous le disais, messieurs, ne faisons pas seulement des lois pour des moments calmes et tranquilles, quand même vous avez à la tête du gouvernement des hommes qui vous inspirent de la confiance.

Je suis, ici encore, en désaccord avec l'honorable M. Lebeau, quand il disait hier :

« J'ai déjà dit qu'on ne faisait pas des lois en vue de l'état de crise, mais je conviens qu'il est de la sagesse du législateur de la prévoir. »

Pour moi, messieurs, quand je réfléchis, et fais une affaire pour moi, ou que je suis appelé à donner mon avis sur des institutions du gouvernement, je me préoccupe plus de l'avenir des mauvais jours que du calme apparent où nous nous trouvons aujourd'hui ; et le passé pour moi, est une très grande leçon.

Sans remonter au delà de 1814, rappelez-vous la crise financière de 1825, 1839 et finalement celle de 1847 qui a précédé la révolution de 1848.

Pour les crises politiques, rappelez-vous celles de 1830, 1840 ; quand on craignait la guerre générale à cause des affaires de l'Orient et finalement les terribles événements de 1848. Il est vrai que, depuis deux ans, nous avons un peu de repos, mais voilà que les inquiétudes recommencent et augmentent tous les jours, plus nous approchons du mois de mai, et que verrons-nous peut-être au mois de mai 1852, époque fatale inscrite dans une charte voisine ?

Nous allons donc passer une année d'inquiétude, et dans ce moment, vous voulez créer le crédit foncier, non avec des écus, mais avec du papier, dont on pourra peut-être abuser avant peu ; et cette caisse sera peut-être en pleine activité, quand nous serons surpris par de graves événements.

N'oublions pas que le ministère actuel nous demandait, le 25 février 1848, près de 80 millions, pour payer la dette de reconnaissance de l'ancienne opposition, et que, le lendemain, il se passait chez nos voisins des événements qui ont bouleversé toute l'Europe et qui pourront se renouveler avant peu.

C'est dans des moments pareils que vous voulez mettre à exécution le rêve de quelques économistes aventureux et révolutionnaires. Pour moi, je n'y donnerai pas la main ; je repousse de toutes mes forces vos projets de progrès, tels que ceux que vous nous présentez.

J'ai donné assez de preuves que je ne suis pas un homme rétrograde, mais je ne veux rien donner au hasard ; je suis un homme positif, et qui pèse plus l'avenir que le présent.

Je ne veux pas non plus augmenter inutilement, mais sans être exclusif, les attributions du gouvernement, et je dirai à l'honorable M. de Brouwer, que si j'admirais la conception de la réunion de la Belgique à la Hollande, j'étais loin d'approuver toutes les conceptions du roi Guillaume et surtout son malheureux syndicat qui a été si vivement attaqué par l'ancienne opposition belge, de même que ses vues sur l'instruction et le million-Merlin.

Je ne suis pas non plus de ceux qui repoussent quand même la main du gouvernement pour les intérêts privés : je ne suis pas plus exclusif sous ce rapport que pour les lois fiscales de protection, je ne suis ni protectionniste ni « free trader » ; tout dépend du progrès qu'une nation a fait ou encore à faire ; mais je suis vraiment étonné que des hommes comme nos honorables collègues MM. de Brouwer et Lesoinne qui sont bien exclusifs viennent soutenir le projet du crédit foncier et ne se soient pas bornés à demander avec moi et avec instance, une bonne loi d'expropriation qui mettrait le public à même de rendre plus de service au crédit foncier que votre malheureuse loi.

Je n'ai donc pas besoin de me réunir à l’honorable M. Lebeau pour demander à l'une ou l'autre de nos Académies de définir l'intervention de l'Etat.

Pour moi, je réclame le concours du gouvernement, là où l'intérêt privé est impuissant pour rendre des services à la société ; mais je le repousse, quand je n'y vois aucune nécessité, comme c'est le cas, pour l'objet qui nous occupe maintenant.

M. Lebeau parle de l'intervention des Etats-Unis en citant les douanes et les subsides donnés aux lignes de navigation à vapeur.

Je voudrais savoir comment les gouvernements pourrait se passer de douanes et donner ce service au public ? Mon ami honorable M. Pirmez ne le réclame pas plus que moi. Les douanes ne sont pas seulement instituées pour la protection de l'industrie, mais comme revenu fiscal.

Pour ce qui est des navigations à vapeur, l'Amérique ne donne, comme l'Angleterre, que des subsides, et n'a pas de navires à vapeur commerciaux pour compte de l'Etat, comme vous vouliez le faire par l'achat malheureux de la « British-Queen » et « Président » qui devaient être exploités par l'Etat et l'ont été à tel point, que dans peu de mois le pays a eu une perte sèche de 2 millions.

J'avais voté les 400,000 fr. pour la navigation à vapeur, pour subsidier et non pour exploiter. Voilà la grande différence et si le gouvernement me demande un subside dans le même sens, je resterai fidèle à mes antécédents.

L'honorable M. Lebeau a encore cité l'Angleterre, mais n'a pas été plus heureux ; la banque d'Angleterre, comme la banque de France, la banque de Prusse, comme notre Banque Nationale, ne sont pas des institutions du gouvernement ; mais ont été institués en vertu de lois pour donner toute garantie au public. Le gouvernement a ses surveillants et exige la publicité, pour donner plus de garantie à l'émission de leur papier.

En Angleterre, l'administration, au lieu d'augmenter ses attributions, comme on le fait chez nous, s'est déchargée d'une très grande besogne, en donnant à la Banque la mission de payer la rente de la dette publique et d'opérer les transferts.

Vous voyez donc, messieurs, que l'Angleterre, au lieu de tout faire, simplifie les occupations de l'Etat ; les citations de M. Lebeau tombent à faux.

Le gouvernement anglais émet les bons de l'échiquier comme nous des bons du trésor, pour faciliter le service central, mais se garde bien de créer des lettres de gage, de prêter sur hypothèque et de décréter que toutes les caisses publiques pourront acheter ce papier, que vous prétendez ne pas être du papier du gouvernement.

Je finis, messieurs, par une dernière observation. J'arrive à ma proposition.

Vous vous rappelez que, il y a quelques années, l'honorable M. Delfosse, dans une vue d'économie, vous proposait de réduire par le budget le traitement des conseillers de la cour des comptes.

L'honorable M. Frère alors s'y est fortement opposé et disait qu'on devait avant tout changer la loi de la cour des comptes ; ce système fut suivi et alors seulement on vota l'économie. Aujourd'hui pour des lois bien plus importantes, vous changez la loi d'expropriation, sans réviser la loi générale sur la matière et cela encore pour un seul établissement.

Les lois fiscales existantes disent que, pour les hypothèques, vous aurez à payer de suite, lors de la transcription de l'acte, une somme de 1 ou 2 p. c.

Que faites-vous par votre loi du crédit foncier ? Vous changez encore d'un traité de plume les lois existantes ; vous dites que la caisse recevra tous les ans 1/8 des emprunteurs. Mais vous dérogez à la loi qui exige que vous payiez de suite, lors de la transcription.

Vous avez fait, il y a trois ans, une loi pour le timbre, et vous avez dit ce que les sociétés et les particuliers auront à payer pour émissions de billets, d'obligations et d'actions. Ici par un article de la loi, vous dispensez une caisse particulière du droit de timbre et d'enregistrement.

Vous avez fait, il y a deux ans, une loi de patente, et vous avez décrété 1 2/3 p. c. sur les intérêts et les dividendes des sociétés. Vous dites que votre caisse n'est pas un établissement du gouvernement, et vous la dispensez de cette patente.

Ainsi, au lieu de recevoir de suite 1 ou 2 p. c. pour les actes d'hypothéques, vous l'échelonnez sur 42 ans, et vous dispensez cette société du droit de patente, etc.

Si votre caisse, comme vous devez le désirer, réussit, vous ferez un grand tort aux sociétés existantes, et vous réduirez les revenus du trésor ; vous changez des lois fiscales, par des dispositions particulières, et sans examiner les lois existantes.

Soyez donc conséquents, et par l'antécédent, que je vous ai cité de la cour des comptes, je propose formellement d'ajourner la discussion de la loi du crédit foncier, jusqu'à ce que le gouvernement nous ait proposé :

1° Une loi sur l'expropriation forcée ;

2° Une loi fiscale pour payer par annuités les redevances dues à l'Etat pour actes d'hypothèque et de mutation ;

Et 3° changement de la loi de patente et de timbre, pour pouvoir accorder le privilège demandé par la loi du crédit foncier.

Je fais cette proposition comnre motion d'ordre et comme amendement qui doit primer tous ceux présentés et avant d'aller à la discussion des articles.

M. Deliége, rapporteur. - Messieurs, chargé par la section centrale de faire le rapport sur le projet de loi qui nous occupe, j'ai craint de ne (page 1122) pas pouvoir fournir un travail digne des honorables collègues qui me l'avaient confié ; j'ai craint de ne pouvoir fournir un travail digne de la chambre, digne du pays.

Aujourd'hui, ce n'est pas sans émotion que je prends la parole ; je sens que ce serait une rude tâche pour moi que de résumer tous les discours brillants qui se sont produits dans cette enceinte depuis tantôt onze jours. Aussi, il y en a que je me garderai bien de résumer, de peur d'en altérer l'effet.

Il est cependant un des côtés du débat que je tiens à caractériser, parce qu'il ne sera pas sans influence sur votre décision ; ce sont les contradictions, passez-moi le mot, qui existent dans le camp des opposants.

Les uns veulent du crédit foncier, mais ils en veulent pour l'agriculture seulement et pour le remboursement des charges qui frappent aujourd'hui la propriété foncière.

D'autres en veulent, mais ils ne voudraient pas que l'établissement pût prêter au-delà de 10,000 fr.

D'autres en veulent encore, mais ils voudraient que l'établissement prêtât à l'intérêt minime de 3 p. c.

D'autres en veulent encore ; mais au lieu d'une caisse, ils voudraient localiser l'institution, ils en voudraient neuf au lieu d'une.

Tout ce que ces amendements nous apprennent c'est que chacun sent le besoin de créer un établissement de crédit foncier dans le pays.

Ensuite, messieurs, j'ai remarqué la même hésitation, les mêmes contradictions dans les objections qui se sont produites : bien des traits lancés par les opposants sont retombés dans leur camp. C'est ce que je vais vous prouver, le plus brièvement qu'il me sera possible.

D'abord, en sections l'opposition s'était produite avec timidité : on hésitait, on craignait, on doutait.

On doutait de la possibilité du placement des lettres de gage.

On craignait l'effet de cette masse flottante de 800 millions de valeurs qu'on allait jeter sur le marché, valeurs, disait-on, bien plus solides que les autres valeurs en papiers.

On craignait que les fonds de la caisse ne vinssent pas alimenter l'agriculture.

On doutait de la possibilité de l'amortissement de la dette foncière.

Comme vous le voyez, tout était doute et crainte vague : on se gardait bien de rien affirmer, et lors du vote, tous les doutes, toutes les craintes se sont résumés en deux amendements qui prouvent encore que la caisse est une institution utile, une institution nécessaire.

Il n'y a eu que deux opposants sur les sept membres de la section centrale : l'un a demandé que la caisse fût réservée pour l'agriculture ; l'autre désirait qu'elle fût destinée non seulement à l'agriculture, mais aussi à l'amortissement de la dette foncière.

Déjà alors, la lutte intestine que j'ai remarquée dans cette enceinte s'est produite en sections ; car l'un des deux opposants s'est chargé du soin de réfuter l'autre. Il serait peu logique dans mon système, a-t-il dit, d'admettre l'établissement d'une caisse qui rembourserait les dettes actuelles de la propriété, alors même qu'elles auraient une toute autre cause que l'agriculture. De manière que chaque amendement est resté avec une voix, celle de l'honorable membre qui l'avait présenté.

Arrivée à la chambre, la face de la discussion a complètement changé. Messieurs, dans toute bataille, il y a une arme obligée, c'est l'artillerie ; dans toute discussion, maintenant en Belgique, il y a une épithète obligée : Socialiste ! Voilà l'épithète qu'on accole, comme un épouvantail, à toutes les proportions qui déplaisent.

M. Coomans. - C'est la grosse caisse.

M. Deliége, rapporteur. - Malheureusement pour l'opposition, l'épithète, on peut dans ce cas-ci l'adresser aussi au roi de Westphalie, au roi de Wurtemberg, au roi de Bavière, au roi de Prusse, à l'empereur d'Autriche, à l'empereur Nicolas, et même à son prédécesseur, à l'empereur Alexandre qui, à ce compte, était le plus grand de tous les socialistes.

- Une voix. - Les rois, dans les pays de gouvernements absolus, sont socialistes.

M. Deliége. - Je conçois, pour répondre à l'interruption, que quand on voit du socialisme en toute chose, on peut en voir dans les actes de l'empereur de Russie.

L'épithète, dans le cas qui nous occupe, ne va pas seulement à l'adresse de plusieurs têtes couronnées. On a pensé que le camp des opposants n'est pas non plus à l'abri de cette accusation devenue en quelque sorte banale, et qu'elle retombe droit sur ceux-là mêmes qui l'ont formulée ; on a aussi prouvé de la manière la plus concluante qu'elle frappe en première ligne un collègue qui a toute la confiance de l'opposition et que, moi aussi, je voudrais voir à son banc. |

Le lendemain, messieurs, c'était tout autre chose ; le projet de loi n'était pas une machine de guerre inventée par le socialisme ou pour le socialisme ; c'était une vaste machine électorale inventée par M. le ministre des finances, sans doute pour maintenir au banc ministériel les hommes qui s'y trouvent.

Mais le même jour, on s'est aperçu d'un autre vice du projet de loi : c'était une machine qui devait semer paroout la désaffection en Belgique et qui devait faire haïr le pouvoir.

Contradictions, messieurs, contradictions depuis le premier moment jusqu'à la fin.

Une autre objection s'est produite ; on a dit : Prenez garde ! vous allez mobiliser la propriété, vous allez la diviser, la pulvériser.

La mobiliser, messieurs, c'est, je suppose, la faire circuler davantage. Eh bien, l'honorable M. Mercier, en section centrale (et la deuxième section, avant lui), l'honorable M. Mercicr a prétendu que le projet de loi, donnant des facilites pour l'emprunteur, aurait cet effet que les droits de mutation diminueraient, que les propriétés se vendraient moins souvent et que le sol deviendrait en quelque sorte immobile entre les mains des possesseurs actuels.

Voilà un article à ajouter au chapitre des contradictions.

Un honorable collègue a fait une autre découverte : le projet de loi, ce n'était pas une machine inventée par le socialisme, ce n'était pas une machine inventée par M. le ministre des finances pour se maintenir au pouvoir ; c'était une machine inventée sans doute à Liège et pour Liège. Liège était criblée de dettes, Liège avait dans la dette foncière une part beaucoup plus forte qu'aucune des autres provinces ; il s'était trouvé à Liège quelque nouveau Kauffmann Buring, qui avait sans doute apporté le projet de loi tout fait à M. le ministre des finances.

D'abord, je conteste que la part de la province de Liège, dans la dette foncière, soit aussi forte qu'on le dit. Si l'honorable membre qui a imaginé cette objection veut bien relire les documents, il verra que sur les 800 millions qui grèvent la propriété foncière en Belgique, la part de la province de Liège est d'un peu plus de cent millions. Je demande s'il y a là quelque chose d'effrayant pour cette province. Je demande si la part de la province de Liège n'est pas en rapport avec l'importance que lui assignent la fortune et l'activité de ses habitants.

Il me semble, d'ailleurs, que l'institution qui servirait à rembourser les dettes de la province de Liège pourrait servir également à payer celles des autres provinces. Ce qui est bon pour la province de Liège est, dans ce cas, favorable à la Belgique entière.

Messieurs, une autre objection s'est produite.

Tandis que d'un côté on décrivait tous les mauvais effets de la loi, de l'autre un orateur est venu vous dire : Je voterai contre le projet de loi, mais que l'on soit sans crainte, s'il est adopté, il n'aura absolument aucun effet. La caisse prêtera à des conditions telles que personne n'ira à cette institution.

D'un autre côté l'honorable M. Osy vient de dire que la caisse jouira de tant de privilèges qu'il n'y aura pas moyen pour les établissements particuliers de soutenir la concurrence.

Il faut, messieurs, en conclure que cette caisse produirait les meilleurs effets pour les emprunteurs. Sans cela je ne concevrais pas la crainte que les privilèges accordés à la caisse inspirent à l'honorable membre.

Après le chapitre des contradictions, je me permettrai d'aborder quelques observations qui ont été faites dans le cours de la discussion.

La page brillante que M. le ministre des finances a ajoutée aux Annales parlementaires me dispense de faire le moindre effort pour prouver l'utilité, la nécessité du crédit. A priori, je tiens comme établi de la manière la plus claire, aucun de vous n'en doute, que le crédit est utile et nécessaire à toute nation civilisée. Que serait un peuple où il n'existerait pas de crédit, où l'ouvrier ne pourrait attendre la fin de la semaine pour être payé, où l'industriel n'aurait aucune foi dans le commerçant, où le commerçant n'aurait aucune foi dans l'acheteur ? Ce pays retournerait bientôt à l'état sauvage.

Je n'ai pas besoin de démontrer que le crédit est nécessaire, eh bien, la loi du crédit foncier n'est que le crédit dans son application la plus étendue. En effet, des calamités publiques peuvent affliger un peuple, des malheurs peuvent fondre sur un particulier, sur une famille. Le crédit peut être altéré, on est heureux alors d'avoir un immeuble à offrir en garantie. Mais cette garantie, alors même qu'elle est suffisante, n'est pas toujours acceptée. Ou les prêteurs ne se présentent pas, ou ils montrent trop d'exigences ; ils imposent des conditions trop dures, que la nécessité force parfois à subir ; la loi que nous discutons, en formant une société de tous ceux qui ont besoin d'emprunter sur hypothèque et les rendant jusqu'à un certain point solidaires, crée sans aucun doute un puissant moyen d'augmenter et d'améliorer le crédit.

Je conçois les clameurs qui se sont produites au-dehors, et qui ont cherché à circonvenir un certain nombre de membres de la chambre, je conçois qu'un grand propriétaire puisse croire que la caisse va fournir aux petits le moyen d'établir une concurrence en cas de vente ; je conçois encore que le grand capitaliste puisse craindre que l'intérêt de l'argent diminue ; car le gros capitaliste n’a trop souvent que ses intérêts en vue ; je conçois d’autres préoccupations encore ; mais en présence de l’intérêt public, de l’intérêt de la propriété, nou saurons imposer silence aux clameurs qui nous viendraient du dehors.

Pour procurer les bienfaits qui doivent découler du projet, qu'est-ce que le gouvernement demande ? Il ne demande pas autre chose que la nomination de 5 agents, qui constateraient la valeur des immeubles. Voilà tout ce qu'il vous propose d'ajouter à la machine gouvernementale. Cette institution si peu compliquée serait-elle de nature à causer au gouvernement comme on le dit, le plus grand embarras ? Je ne puis avoir à cet égard la moindre appréhension : Veuillez, messieurs, jeter les yeux sur le rapport de MM. Royer et Josseau. Où donc et à quelle époque une caisse de crédit foncier a-t-elle été un embarras pour le gouvernement ? Plusieurs savants ont été consultés en France ; plusieurs diplomates ont aussi été appelés à donner leur avis, et tous ont pensé qu'un établissement de ce genre pourrait produire en France les plus heureux résultats.

(page 1113) Nous saurons devancer nos frères du Midi ; nous saurons adopter cette institution qui a fait tant de bien ailleurs, et dont une expérience de quatre-vingts années a démontré l'efficacité.

Messieurs, que la caisse du crédit foncier soit nécessaire en Belgique, une dette de 800,000,000 le prouve ; on contracte encore chaque année en Belgique, comme vous le savez, des dettes hypothécaires, pour une somme de 53 1/2 millions.

La question de savoir si l'institution a produit de bons effets ailleurs, n'est pas, selon moi, douteuse. Partout, dit M. Josseau dans le rapport officiel qu'il a fait en janvier dernier au gouvernement français, partout où l'institution s'est établie, elle a eu pour résultat de dégrever la propriété, de fournir au sol des améliorations ; elle a affranchi la propriété ; le paysan s'est enrichi et son aisance a ensuite enrichi la terre.

Mais, dit-on, qu'arrivera-t-il si dans un moment de crise, la caisse ne perçoit pas assez pour payer les intérêts ?

D'abord, messieurs, il est évident que certains débiteurs payeront même en temps de crise ; ensuite l'établissement aura une réserve qui pourra être utilisée en cas de besoin ; il est, d'un autre côté, évident qu'on pourra en temps de crise, sans que le moindre inconvénient en résulte, faire cesser le jeu de l'amortissement ; on pourra aussi donner aux débiteurs des délais, sauf à eux à payer, pour le retard, l'intérêt de 4 p. c. C'est ce qui est écrit tout au long dans le projet de loi.

On a, dit-on, beaucoup parlé dans le rapport de ce qui se passe en Allemagne ; mais il n'y a aucune espèce d'assimilation à faire entre la caisse que l'on veut établir et les caisses de crédit foncier existant en Allemage. Dans ce dernier pays, ce sont des établissements restreints, créés dans un but déterminé, créés pour la grande propriété, pour les propriétés nobles, ne prêtant que de fortes sommes. D'ailleurs ces caisses ont appauvri les paysans allemands.

Autant d'erreurs, messieurs, que d'assertions.

L'histoire nous apprend que l'Allemagne, après la guerre de sept ans, était appauvrie. Il est certain que les événements qui ont surgi après 1789 n'ont pu l'enrichir. L'Allemagne a eu à soutenir de longues guerres. Napoléon a pénétré deux fois jusqu'au cœur de l'Allemagne, et les populations auraient été ruinées qu'il n'y aurait pas eu à s'en étonner. Cependant, messieurs, il s'est trouvé qu'en 1848 le trésor de la Prusse était le mieux fourni de l'Europe, et lorsque le trésor d'une nation est riche, c'est une preuve que cette nation n'est pas très pauvre.

Un autre fait a prouvé que l'Allemagne ne s'était pas appauvrie autant qu'on le dit, c'est la conversion de la dette foncière de 4 en 3 1/2 p. c.

Et que l'on ne dise pas, messieurs, qu'en Allemagne on ne prête qu'aux nobles. Car un édit du roi de Prusse, du 14 septembre 1811, porte que les propriétés des paysans seront désormais admises à l'hypothèque par la caisse.

Dans le Hanovre, les biens nobles étaient seul admis à l'hypothèque ; mais le 18 juin 1842, l'établissement de crédit foncier a été reconstitué et l'on prête maintenant sur toute espèce de biens nobles et non nobles d'un revenu de 60 thalers. Cet établissement a fait depuis lors beaucoup de bien aux propriétés agricoles ; c'est ce qu'établit clairement le rapport de M. Josseau.

Dans les provinces russes de la Baltique, une caisse de crédit foncier a été fondée en 1818. Cette caisse ne prêtait d'abord qu'aux nobles.

Mais en 1847, sur la proposition d'un député Livonien, sur la proposition du député Foelkersahm, les états de Livonie ont décrété que les biens des paysans seraient admis à la caisse qui a été fondée dans ce pays par l'empereur Alexandre.

« Plus la date des établissements, dit M. Josseau, est ancienne, plus leur caractère est exclusif et aristocratique ; mais les lois démocratiques relatives au rachat des droits féodaux ont introduit des principes nouveaux dans l'histoire de ces institutions. Aussi a-t-on songé presque partout au moyen de rendre les caisses accessibles à la petite propriété. »

Que l'on ne dise pas non plus, messieurs, que ces établissements sont partout étrangers au gouvernement, que partout ce sont des sociétés particulières qui les ont créés ; que nulle part il n'y a un établissement semblable à celui que le gouvernement veut créer. Car presque partout en Allemagne, presque partout dans le nord de l'Europe, l'action du gouvernement se fait sentir dans les établissements de crédit foncier.

Ainsi l'on se rappelle que le grand Frédéric a doté l'établissement de Silésie d'une somme de 300,000 thalers à l'intérêt de 2 p. c.

La caisse générale des recettes et contributions du Hanovre doit fournir, en cas de perte, à l'établissement de crédit, une somme de 1,750,000 fr. La caisse des contributions, l'Etat, doit tenir constamment disponible, au profit de la caisse une somme de 375,000 fr.

En Bavière, on vous l'a dit, on a établi le cours forcé des lettres de gage.

En Pologne, l'Etat garantit le payement des lettres de gage en principal et intérêts.

En Russie, les banques d'emprunt, le lombard et les caisses pupillaires qui sont au nombre de plus de cent, sont des établissements créés par l'Etat.

C'est donc à tort que l'on a dit que nulle part il n'y a un établissement semblable à celui que l'on vous propose de créer.

Mais, dit-on, restreignez l'institution aux améliorations agricoles. Eh, messieurs, n'avez-vous donc aucun autre intérêt à protéger que celui de l'agriculture ? N'aurez-vous nul souci des besoins du commerce et de l'industrie ? Devons-nous nous placer au point de vue exclusif de l'agriculture ? Le véritable point de vue auquel nous devons nous placer, n'est-ce pas celui de la propriété foncière ?

Mais, dit-on, et c'est une objection qu'on a répétée à satiété, réformer votre loi sur l'expropriation ; cela suffira C'est là, messieurs, une de ces questions préjudicielles que l'on pose dans le but d'écarter une question grave, que l'on n'a pas comprise, dont on a peur et que l'on craint d'aborder, certain qu'on est de la voir résoudre d'une manière peu conforme à ses vues.

Et quand vous aurez réformé votre loi sur l'expropriation forcée, qu'aurez-vous fait ? Vous n'aurez pas donné, comme en Allemagne, à l'emprunteur le moyen de trouver de l'argent à un prix réduit ; vous ne lui aurez pas donné le moyen de reconstituer son capital avec facilité, vous ne lui aurez pas fourni le moyen de rembourser sa dette par à-compte, à mesure qu'il aura économisé, vous n'aurez pas fourni au prêteur une évaluation mieux faite, vous ne lui ausez pas fourni l'avantage d'être payé avec cette régularité que l'Etat apporte dans le payement des intérêts de la dette, vous ne l'aurez pas affranchi de toutes les peines qu'il doit se donner pour placer ses fonds, pour percevoir les intérêts, pour faire rentrer le capital, vous ne l'aurez pas garanti contre l'imprévu qui se présente souvent lors d'une expropriation, vous ne lui aurez pas donné un titre, constamment négociable, vous ne lui aurez pas donné l'avantage d'une solidarité qui existera entre tous les débiteurs de la caisse jusqu'à concurrence de 21 1/4 p. c.

Savez-vous ce que vous aurez donné au débiteur par la simplification des formalités de l'expropriation ? Vous ne pouvez pas croire que ces formalités n'ont été inventées que pour satisfaire la cupidité des hommes d'affaires : le législateur de 1804, qui jeta les bases de la légsllation actuelle, s'est préoccupé de la position de l'emprunteur, qui se voit, en cas de besoin, forcé de passer par des conditions difficiles, par des conditions qu'il ne pourra peut-être pas remplir à l'échéance. Le législateur a dû prévoir que le terme arrivé, le malheureux débiteur ne pourrait se libérer ; que le créancier, qui est souvent irrité du manque de foi de son débiteur, l'exproprierait impitoyablement Faute de mieux, le législateur de 1804 a entouré l'expropriation de difficultés. Pouvez-vous, messieurs, réformer la loi sur l'expropriation sans donner à l'emprunteur le moyen de se libérer plus facilement ? Ce serait déserter la cause du malheur, ce serait s'exposer à un blâme sévère et mérité. On n'y a pas réfléchi.

Messieurs, on a dit encore : Prenez garde, l'Etat se fait messager au moyen du chemin de fer ; il se fait banquier au moyen dé la Banque Nationale ; il se fera fournisseur de crédit au moyen de l'établissement du crédit foncier, et, après le fléau de la caisse, nous devons certainement nous attendre à un autre fléau, celui du crédit agricole. Déjà un honorable député de Malines a fait une proposition dans ce sens. Déjà même la section centrale a inséré dans le rapport une phrase qui nous menace de l'introduction du crédit agricole. Messieurs, l'honorable M. Julliot m'a même formellement interpellé à cet égard : il a cru que la section centrale n'avait inséré dans le rapport qu'une phrase de politesse à l'égard de l'honorable député de Malines.

Messieurs, le rapporteur a passé les trois quarts de sa vie à la campagne ; il a le tort, peut-être, de connaître les besoins des campagnards, dont il a toujours appuyé chaudement la cause. Il a eu le tort, avec la section centrale entière et avec Sully, de croire que l'agriculture est une des mamelles de l'Etat. Il a lu quelque part qu'il existe dans beaucoup de pays et notamment en Ecosse, des banques qui rendent des services à l'agriculture.

Il a lu aussi que dans l'île d'Oesel, au fond de la Russie il y a un établissement qui reçoit l'épargne du petit cultivateur et qui lui prêté des fonds lorsqu'il est dans le besoin. Il a cru qu'il manquait deux choses à l'agriculture : de l'instruction et des capitaux. Il voudrait que l'on examinât la question de savoir s'il serait possible, comme dans l'île d'Oesel, comme en Ecosse, comme ailleurs, de fournir quelques capitaux aux cultivateurs dans les localilés où le crédit n'est pas suffisamment développé. Ces deux choses, l'honorable M. Julliot n'en veut pas, venant du gouvernement. C'est un système, c'est un parti pris chez lui. Quant à moi, je bénirai toujours les bienfaits qu'on procurera à l'agriculture, n'importe la main qui les lui accorde.

Ce n'est donc pas sans raison, ce n'est pas pour faire une simple politesse à l'honorable député de Malines que nous avons inséré dans le rapport la phrase dont il s'agit ; nous demandons bien vivement, au contraire, que la question soit étudiée. L'honorable M. de Perccval a, comme moi, un désir ardent d'améliorer le sort des campagnes ; il voudrait faire pour les campagnes autre chose que des vœux stériles.

Nous sommes frappés de l'usure qui ronge encore les campagnes en ce moment. Il est évident que dans les campagnes vous voyez encore de malheureux cultivateurs à qui on pourrait peut-être accorder du crédit, et qui sont obligés de vendre leurs récoltes avant qu'elles ne soient coupées. Nous voyons d'autres cultivateurs qui ont des immeubles de peu d'importance, et qui sont réduits à vendre ces immeubles à réméré. Nous en voyons d'autres qui|passent par les conditions les plus usuraires, qui souscrivent en apparence un contrat de prêt à 4 p. c. et qui se soumettent, en réalite, à des exigences intolérables. Savez-vous ce qu'on fait ? On donne 800 francs au petit propriétaire qui souscrit une obligation de mille francs.

Voilà ce que la pratique apprend, et voilà ce qui se fait encore tous les jours dans nos campagnes. Le vœu que nous avons émis, je le réitère et j'espère le faire pénétrer dans le cœur de tous les membres de la chambre.

M. Malou. - Messieurs, comme d'honorables préopinants, je m'engage à être bref. Un grand nombre d'observations, produites dans la (page 1124) discussion générale, peuvent se rattacher aux articles, je ne m'y arrêterai pas pour le moment. A chaque article, nous pourrons voir si, comme on paraît le croire trop facilement dans certaines parties de la chambre, les difficultés sont résolues, lorsqu'on a passé à côté. Dans la discussion des articles, je signalerai, comme je l'ai fait dans la discussion générale, les difficultés sérieuses qui me paraissent devoir remontrer l'exécution de certaines parties du projet, et j'appellerai un vote de la chambre sur chacune de ces difficultés. Il ne suffit pas, je le répète, de se les dissimuler pour qu'elles n'existent pas.

M. le ministre des finances, dans une séance précédente, nous disait que nos arguments étaient tous d'une telle force que nous devions avoir opéré la conversion de tout le monde ; que tout le monde, après nous avoir entendus, devait désormais voter pour la loi. Je crois que M. le ministre des finances se fait illusion à cet égard, et que le vote le lui prouvera.

Dans le même discours, presqu'au même instant, M. le ministre des finances a reconnu implicitement que l'opposition, soulevée par le projet, était fondée sous plusieurs rapports ; c'est ainsi que j'ai compris toute la partie du discours de M. le ministre, où, discutant les diverses dérogations au droit commun, il disait toujours comme conclusion : « Eh bien, s'il le faut, je sacrifierai tel privilège. » Et puis encore tel autre.

Il est vrai que dans la même partie de ce discours, on n'a pas reconnu la nécessité de les sacrifier tous, et c'est notamment en quoi, lorsque nous arriverons à la discussion des articles, il pourra subsister quelque dissentiment entre M. le ministre des finances et nous.

La principale observation d'un caractère général, c'est qu'il y aurait eu une contradiction permanente entre les deux parties des discours de tous les membres de l'opposition. D'une part, dit-on, vous prétendez que l'institution est dangereuse ; d'autre part, vous soutenez qu'elle sera inefficace, inopérante.

J'ai voulu mettre en évidence que le principe du projet de loi était plus mauvais que son application.

Le principe est mauvais, parce que la loi repose sur le privilège, parce qu'elle ne satisfait pas aux intérêts réels du pays, parce qu'il est certains intérêts qu'elle blesse profondément.

Le principe est encore mauvais, parce que, s'il y a quelque chose à faire pour le crédit foncier, ce n'est pas par l'action directe du gouvernement et selon le système du gouvernement.

Mais j'ai ajouté, et je crois avoir démontré, que l'application de ce principe, mauvais en lui-même, était telle qu'il était presque impossible que les populations y fussent prises, qu'elles avaient trop de bon sens pour y être prises.

Mais que personne ne doive y être pris, s'en suit-il que le gouvernement puisse convenablement faire une loi qui soit dans la suite une cause de déception pour ceux qui y auront confiance. Voilà le côté moral de la question que nous aurons à discuterd ans son application à chacune des parties du projet.

Messieurs, on s'est fait encore illusion sur un autre point très important.

Il s'agit par cette loi, on l'a dit plus d'une fois, d'abaisser le taux de l'intérêt. Je crois, et je pourrais invoquer ici d'assez nombreuses autorités, que le taux de l'intérêt, comme la valeur de toute chose, se règle des causes indépendantes de la loi. Et s'il n'en était pas ainsi, nous ferions bien d'adopter l'amendement de l'honorable M. Sinave, d'abaisser l'intérêt à 3 et même à 2 p. c.

Mais vous aurez beau dire dans votre loi que l'intérêt sera désormais abaissé à 4 p. c., si vous n'avez pas en même temps fait une loi qui détermine le maximum et le minimum des lettres de gage.

Le taux réel de l'intérêt se règle d'après le taux de la négociation des lettres de gage ; vous n'avez rien fait pour l'abaissement de l'intérêt du taux, si vous ne pouvez pas faire une loi de maximum pour fixer la valeur de la lettre de gage.

Ainsi, par exemple, si l'on émettait les lettres de gage à 3 p. c, on les négocierait probablement au taux des fonds belges, dans l'hypothèse la plus favorable, c'est-à-dire à 64 ou à 65 p. c.

Appliquez maintenant le calcul des intérêts à ce capital réduit, et vous arrivez absolument à la même proportion qu'en négociant le 5 p. c. au pair ou un peu au-dessus du pair.

Je vois bien une certaine relation entre cette loi et le développement du crédit public : ainsi, par exemple, en décrétant que l'intérêt de la lettre de gage sera de 4 p. c, n'avez-vous pas décidé implicitement que, quelle que soit l'abondance de l'argent, pour un espace de temps indéfini, pour 42 années au moins, l'intérêt de votre dette ne serait pas réduit à un taux plus bas ; et que, pour la dette flottante, pour les bons du trésor, vous seriez obligés de maintenir l'intérêt à 4 p. c. au moins, quels que puissent être les changements de la valeur de l'argent ?

Je vois un signe de dénégation, je cherche à en deviner le motif (interruption) ; on convertira les lettres de gage, me dira-t-on peut-être ; je regrette que déjà cette observation se soit produite ; car si vous voulez que l'institution prospère, il faut que la lettre de gage soit garantie contre une réduction d'intérêt. Si vous laissez prévoir que, par une mesure générale, dans une circonstance donnée, vous allez réduire forcément les lettres de gage émises à 4 p. c, pour les convertir en 3 p. c, vous déciderez en même temps que votre caisse ne réussira pas, parce que les personnes qui chercheront ces placements, préféreront s'assurer, par des conventions particulières un intérêt qui, pour une ctrtaine durée du moins, ne puisse pas être réduit.

Il y a une connexité entre l'émission des lettres de gage et la prospérité d'un établissement créé par la loi. En effet, quand vous émettez des lettres de gage de petites coupures de 100 fr. comme le propose le projet de loi, pouvez-vous espérer que la circulation normale des billets de la Banque Nationale ne recevra aucune atteinte ? Vos lettres de gage ne sont autre chose que de petits billets de banque, portant intérêt.

Je ne fais qu'indiquer quelques considérations que je crois en partie nouvelles.

La solidarité dont on vous a parlé, les trois annuités supplémentaires qui constituent cette solidarité, pourraient se justifier peut-être, s'il dépendait des emprunteurs d'éviter cette lésion qui est énorme ; car, pour la caisse, quand elle reçoit 45 annuités, au lieu de 42, pour cent francs prêtés reçoit, comme je le démontrerai par la table des intérêts composés, 159 francs...

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - L'arithmétique a tort !

M. Malou. - Il faut que Barème ait tort. Lors de la discussion des articles, je reviendrai sur ce point.

Je dis que c'est une aggravation et que cette solidarité est injuste ; car elle frappera ceux qui n'auront pas pu participer à l'administration de la caisse, elle frappera ceux qui auront servi les intérêts avec régularité ; ceux qui se seront retirés, qui n'auront pas pu ou voulu faire face aux charges seront exempts de cette solidarité. C'est une charge très lourde qui tombe sur les uns en épargnant d'autres et qui tombe sur ceux-là par la faute d'autrui.

Nous avons méconnu, nous dit-on, les bienfaits de l'institution en ne traitant pas la question de l'amortissement. Tout est dans l'amortissement. La grande différence eutre ce qui existe et ce qu'on veut établir, consiste dans l'amortissement.

Demandons-nous si l'amortissement est dans les habitudes du pays, s'il se fera s'il peut se faire. Il est prouvé par l'expérience des institutions existantes qu'on ne continue pas à servir les annuités pendant un terme aussi long. On ne le peut pas sans se ruiner, on ne le pourrait que dans le cas où l'argent, c'est-à-dire le prix de l'intérêt permanent, ne coûterait pas plus que la chose sur laquelle on a emprunté ne rapporte. Or cela n'existe pas en fait ; c'est pour cela que les prêts se remboursent dans un terme beaucoup plus rapproché que celui qui est indiqué dans le projet.

En réalité que va faire la caisse ? Elle va percevoir un intérêt de 5 1/4 pour cent. C'est ce qui frappera les emprunteurs ; ils ne feront pas la distinction entre l'intérêt ei l'amortissement, ils n'iront pas jusqu'à la fin de la période pour opérer l'amortissement, ils ne verront que les 5 1/4 pour cent à payer chaque année.

Ces prêts ne seraient pas ruineux si la supposition de l'honorable M. Lebeau pouvait se réaliser, si on pouvait emprunter avec l'espoir de tirer des améliorations agricoles un intérêt de 10 p. c.

Il me semble que, puisque nous ne parlons pas politique, nous pourrions chercher à parler raison.

Comment ! vous croyez qu'un emprunt sur la terre employé en améliorations agricoles peut donner un produit de 10 p. c ! Si tel était l'état des choses, il y a longtemps qu'il n'y aurait plus en Belgique que des agriculteurs propriétaires.

Pour apprécier les effets probables de l'institution qu'on veut fonder, il faut rester dans la vérité des choses. J'ai démontré que les facilités d'emprunter données par la loi aux petits cultivateurs étaient un mal ; c'est par sympathie pour eux, c'est par un sentiment qu'on a essayé de dénaturer, mais qu'on ne changera pas, que j'ai essayé de démontrer que la loi était un mal.

L'intervention du gouvernement fait en grande partie l'objet de ce débat. J'ai dit que l'intervention du gouvernement n'était pas une question de principe qui pût recevoir une solution absolue, qu'il fallait voir s'il y avait nécessité sociale on du moins des motifs de haute utilité publique pour savoir si l'intervention du gouvernement dans les affaires privées devait être admise. Ce n'est pas par prudence que j'exprimais cette opinion, j'étais conséquent avec tous mes antécédents.

Ainsi, en 1845, quand mes amis étaient au pouvoir, on a voulu que le gouvernement intervînt dans les transports par terre au moyen de services de messageries et de roulage ; j'ai combattu ce projet par les mêmes raisons que je combats le projet de loi qui nous est soumis. J'ai dit que toute intervention de cette nature dans les intérêts privés était forcement un monopole, et qu'un monopole ne pouvait se justifier que par des considérations de haute utilité publique, de nécessité en quelque sorte. Je conteste que la nécessité, l'utilité même existe dans le cas dont il s'agit.

L'on a parlé des assurances, du monopole des assurances par l'Etat. J'aurais pu en parler le premier ; c'eût été un mauvais procédé envers M. le ministre des finances, et j'eusse privé la chambre d'une péroraison qui était inévitable qui a du reste été fort belle.

Il m'est très facile de répondre aux observations de M. le ministre des finances. Le monopole des assurances mis à l'étude par le cabinet précédent constituait-il une intervention de l'Etat dans les intérêts privés, sans utilité, sans nécessité ?

On peut ne pas admettre cette pensée, être quelques années sans nier y substituer, mais quand on l'expose il faut la prendre telle qu'elle est.

(page 1125) L'idée du ministère était, il est vrai, de constituer un monopole, mais avec un but d'utilité publique et en même temps un résultat fiscal. C'était un impôt avec une compensation.

Que vois-je dans le projet de caisse de crédit foncier, sinon une intervention de l'Etat dans les intérêts privés, où l'Etat fait tout et après avoir tout fait par ses agents, déclare qu'il n'est nullement responsable de la gestion. Ce système ne peut pas tenir ; vous l'adopteriez, qu'en fait il ne subsisterait pas ; quand la caisse aura existé, s'il y a des pertes, et s'il est prouvé qu'elles proviennent du fait de ses agents, vous auriez beau écrire dans la loi que l'Etat n'est pas responsable, un jour viendra où le sentiment public se révoltera contre une pareille disposition ; et où, après avoir tout fait, il sera responsable de tout.

Je n'admets pas l'intervention de l'Etat ou des agents de l'Etat dans les affaires particulières, ce qui constitue un monopole, sans une haute utilité publique, voilà la différence entre nous.

Et si je voulais entrer plus avant dans cette question, je dirais qu'il est étrange de voir de pareilles accusations se produire. Je crois que la recherche des moyens financiers exige une autre appréciation. Il est possible qu'après avoir épuisé l'un ou l'autre projet d'impôt (si tant est qu'on en présente) on reconnaîtra que l'amélioration durable de notre situation financière sera dans l'un ou l'autre monopole, qui est un très mauvais principe, mais qui peut être justifié par les circonstances, par les nécessités publiques.

Un monopole est toujours un mal ; mais ce mal peut être moindre que de nouveaux impôts. C'était notre point de vue.

Quant à moi, s'il me fallait opter entre un certain monopole et le projet de loi sur les successions, qui est suspendu depuis si longtemps comme une menace sur nos tètes, je n'hésiterais pas.

L'intervention du gouvernement se présente encore ic avec un autre caractère (et l'on n'a rien répondu à cette objection) c'est, selon moi, la possibilité pour le gouvernement d'être partial par lui-même et par ses agents, de donner aux uns crédit et de le refuser injustemeut aux autres. C'est là ce que je ne veux pas, c'est ce que la chambre ne peut pas vouloir, parce que c'est un danger beaucoup plus grand qu'on ne le pense. Il y a dans le projet encore bien d'autres écueils. Ainsi, je cherche partout quelle est la garantie que le gouvernement possède vis-à-vis de ses agents, je n'en vois aucune qui soit sérieuse. Il n'y a personne qui soit responsable vis-à-vis du gouvernement des écarts, des erreurs que l'on pourrait commettre dans l'application de cette loi.

Si vous décidiez du moins que tous les agents de la caisse sont responsables, et si au moyen de cette responsabilité que vous auriez établie vous faisiez tomber la pénalité qui consiste en trois annuités supplémentaires, je comprendrais jusqu'à un certain point que ce projet aurait quelque chance de ne pas léser trop profondément les intérêts de vos emprunteurs. J'ajouterai un mot au sujet de l'opinion attribuée par M. le ministre des finances à mon honorable ami M. Dechamps. Dans le discours dont M. le ministre des finances a cité un passage, l'honorable M. Dechamps disait que l'introduction en Belgique d'institutions analogues à celles qui existent en Allemagne pourrait présenter de graves dangers (ces mots sont au Moniteur).

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Du tout ! Il parlait du système avec cours forcé qui avait été proposé en France.

M. Malou. - C'est une complète erreur ; il demandait simplement que l'on fît à l'agriculture quelques avances pour faciliter les défrichements. Telle est l'opinion qu'il a émise à cette occasion. Du reste, messieurs, comme je viens de le rappeler tout à l'heure, l'opinion de mon honorable ami aurait été différente que cela ne m'embarrasserait pas, puisqu'en 1845, lorsqu'il était ministre des travaux publics, je l'ai combattu en ce qui concerne les messageries et le roulage.

Qu'y a-t-il à faire dans le moment actuel ? Il y a, selon moi (et cette observation n'est pas nouvelle) à faire l'expérience de la loi des hypothèques, et l'expérience de la loi des expropriations. Lorsque pendant quelque temps ces lois auront fonctionné, on aura pu reconnaître si elles ont donné une impulsion utile au crédit foncier et agricole ; et s'il y a quelque chose de plus à faire pour améliorer ce crédit.

Aujourd'hui (c'est l'impression qui me reste de tout ce débat), nous voulons en réalité cumuler les expériences, nous voulons faire deux choses à la fois, tandis que pour se conformer aux intérêts du pays il faudrait les faire successivement.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - L'honorable préopinant avait annoncé l'intention de restreindre autant que possible la discussion. Si je devais cependant le suivre sur le terrain où il s'est placé, je me trouverais dans la nécessité d'étendre encore le cercle de ces débats : J'aurais à parler des impôts, à expliquer les intentions du gouvernement à ce sujet. Je ne crois pas que le moment soit venu de s'en occuper. Mais je puis rassurer entièrement l'honorable membre : si le gouvernement n'a pas jusqu'à présent présenté des projets de loi de cette nature, ce n'est pas sans dessein prémédité.

Le gouvernement, avant d'en saisir la chambre, a dù faire disparaître les diverses objections, sinon les prétextes qu'on pouvait opposer à des mesures qu'il croit indispensables.

M. Malou. - Je ne demande pas les lois d'impôt !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Non ! mais vos amis et vous, vous faites aux gouvernement un grief de ne pas rétablir la situation financière qu'il a trouvée. Au reste, puisque vous avez provoqué ces explications, veuillez-les écouter.

Ces projets ne pouvaient venir avant que la question du tarif du chemin de fer, par exemple, dont la solution devait, selon l'honorable M. Dumortier, produire quelques millions n'eût été définitivement jugée par la chambre. C'était un moyen trop commode de faire échouer des projets de loi d'impôt nécessaires.

Vous concevez que jusqu'à ce que cette question soit définitivement jugée par la législature, le devoir du gouvernement était de s'abstenir. Je vous annonce au surplus que, sans trop de retard, à la rentrée après les vacances de Pâques, le gouvernement demandera que des lois d'impôt soient mises à l'ordre du jour.

Cette petite digression passée, je reviens au sujet qui doit nous occuper.

On a tout un code de procédure à nous opposer en cette matière : Exceptions dilatoires ; Ensuite exceptions au fond ;

Et subsidiairement, bien à regret, on se détermine à examiner le projet de loi.

L'honorable M. de Muelenaere a inventé le premier l'exception dilatoire. Est-il bien convenable que nous nous occupions d'une pareille proposition, lorsque le sénat ne s'est pas encore prononcé sur le projet de loi relatif aux hypothèques ?

Je crois que l'assemblée répondra qu'il n'est pas le moins du monde inconvenant que la chambre, ayant exprimé son opinion sur la réforme hypothécaire, examine un projet de loi qui en est la conséquence.

L'honorable M. Mercier et après lui l'honorable M. Malou ont une autre exception : A quoi bon nous occuper de ce projet ? Attendons ; soyons sages ; soyons prudents. Quand on aura fait l'expérience de la loi sur les expropriations, et de la loi sur les hypothèques, nous verrons s'il y a quelque chose de plus à faire en faveur du crédit foncier.

On sait parfaitement quels seront les effets de la réforme hypothécaire et de la réforme de la loi sur les expropriations. On sait que cela donnera plus de sécurité aux prêteurs. Le prêteur n'étant plus exposé à voir ses créances absorbées par des hypothèques occultes et pouvant, en cas de refus du débiteur de payer à l'échéance, agir avec plus de promptitude, se trouvera dans de meilleures conditions. Mais est-ce un motif pour ne pas s'occuper d'autres améliorations à introduire dans le crédit foncier ?

Puis vient enfin l'honorable M. Osy qui, toutes réflexions faites, après onze jours de débat, vient proposer une nouvelle fin de non-recevoir. Cette fin de non-recevoir consiste à dire : Vous accablez l'institution projetée de privilèges, de faveurs de tout genre ; vous ne lui faites pas payer patente, vous ne lui faites pas payer le timbre et l'enregistrement. Aussi longtemps que vous n'aurez pas reformé votre loi sur les expropriations, votre loi sur les patentes, votre loi sur le timbre, il n'y a pas lieu à délibérer !

L'honorable M. Osy étaye son exception sur un singulier argument. J'ai soutenu, dans une autre circonstance, que l'on ne pouvait modifier une loi par un article d'un budget de dépense, le budget n'étant qu'une loi d'application ; l'honorable membre en conclut que je ne puis, sans inconséquence, proposer de modifier par une loi spéciale, certains principes contenus dans des lois générales. Est-ce sérieux ?

Au fond, l'erreur de l'honorable membre résulte de ce qu'il ne se rend pas un compte exact de l'objet de la proposition soumise à la chambre.

De quoi s'agit-il ? Il s'agit de créer un établissement d'utilité publique comme la caisse d'amortissement, comme la caisse des dépôts et consignations. La question est de savoir quelles sont les attributions qu'il convient de lui donner, les règles à lui prescrire, quelle est la loi qu'il faut lui imposer.

C'est pour avoir méconnu ce principe, qui est la raison même de la loi, que la plupart des adversaires du projet de loi se sont égarés. Ils raisonnent comme si l'institution était proposée et créée dans un but d'intérêt personnel pour cette institution, comme si l'on consacrait en sa faveur des privilèges et des avantages. Mais c'est là envisager la question à rebours, et c'est ce qu'a fait l'honorable M. Roussel. Il s'agit ici d'un établissement d'utilité publique ; il n'y a pas de privilèges, il n'y a pas d'avantages pour l'établissement qui ne doit faire aucun lucre, aucun bénéfice ; mais il y a des privilèges, des avantages pour les particuliers.

M. Malou. - Pour les particuliers qui s'en servent.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Sans doute, comme il y a privilège, dans ce sens assez étrange, pour les particuliers qui se servent du chemin de fer, comme un privilège existe au profit de ceux qui se servent du conservateur des hypothèques. Il est très vrai que ce privilège n'existe pas pour ceux qui ne s'en servent point !

Toutes les institutions que l'Etat fonde dans un but exclusif d'intérêt public se trouvent précisément et identiquement dans les mêmes conditions.

M. Malou. - Vis-à-vis des tiers aussi ?

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Qu'entendez-vous par des tiers lorsque l'établissement est accessible à tous ?

L'Etat organise le service des postes ; il s'en réserve même le monopole…

M. F. de Mérode. - Il lui rapporte.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - (page 1126) Il est évident que, suivant l'argument asrez ordinaire de l'honorable comte de Mérode, il y a là un privilège au détriment de celui qui ne s'en sert pas.

M. F. de Mérode. - Il lui rapporte ; il y a des recettes, et j’aime beaucoup les recettes. (Interruption.)

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Si l’honorable comte de Mérode aime beaucoup les recettes, si c’est la recette qui doit le séduire, rien n’est plus facile que de le rendre favorable au projet de loi : qu’il propose d’ajouter un impôt à charge des emprunteurs en outre des droits d’enregistrement que nous continerons à percevoir ; qu’il déclare que ceux qui recourront à la caisse du crédit foncier payeront un impôt à l’Etat.

Si ce sont là les mesures auxquelles l'honorable membre croit devoir s'arrêter en faveur de la propriété foncière et de l'agriculture, qu'il en fasse la proposition.

Mais la grande objection, c'est l'intervention de 1 Etat.

Or, chaque fois que l'Etat crée un établissement d'utilité publique, il intervient. L'objection n'a pas de sens, si l'on ne démontre pas que l'institution est injuste ; qu'elle porte atteinte au libre exercice, au développemeni complet des droits des citoyens. Elle n'a pas de sens si l'on prouve au contraire, que l'institution est faite en vue de rendre service au public. Cela est de toute évidence.

L'intervention de l'Etat, vous la retrouverez partout dans les affaires publiques. Et pour ne pas sortir du sujet, l'intervention de l'Etat n'existe-t-elle pas au plus haut degré dans la création des conservateurs des hypothèques ? Ce sont des agents exclusivement établis dans un intérêt privé. Ils sont dépositaires des titres de la fortune privée.

Il est tellement vrai que ce sont des agents établis dans l'intérêt privé, que le public les paye. Ils ont un salaire payé par le public pour les actes qu'ils font dans l'intérêt du public. Il est tellement vrai qu'ils sont exclusivement établis dans un intérêt privé, que la loi les déclare personnellement responsables de leurs actes vis-à-vis des tiers, et que l'Etat n'est soumis à aucun recours, ce qui répond en passant à une objection que faisait tout à l'heure l'honorable M. Malou.

Qu'est-ce que l'on propose de faire ici ? De créer un établissement d'utilité publique adapté aux institutions que nous avons, aux rouages que nous possédons, de lui faire faire mieux et plus que l'on ne fait déjà aujourd'hui en faveur du crédit foncier.

Mais cela est-il utile ? Cela constitue-t-il un privilège au profit de quelques-uns ? Cela constitue-t-il un monopole ? Ni l'un ni l'autre, où est-il le privilège ? C'est exclusivement pour le public en général que cette institution est établie. Où est le monopole ? Est-ce que des particuliers peuvent faire ce que nous proposons ? Non, c'est impossible. Mais s'ils peuvent le faire qu'ils le fassent ; rien n'y met obstacle ; rien ne les arrête ; ils peuvent établir des institutions analogues s'ils le trouvent bon. Auront-ils besoin de jouir de certains avantages ? Auront-ils à réclamer certaines exemptions ? Soit ; ils pourront les demander. Mais a-t-on vu que des particuliers aient sollicité l'institution d'un service de ce genre ? J'admets parfaitement qu'une société anonyme puisse se constituer dans un but pareil. Mais la société anonyme est un corps privilégié, et elle ne se formerait que dans des vues de spéculation. Le privilège serait alors consacré au détriment du public. Voilà tout ; il faudrait payer des intermédiaires. Y a-t-il quelque intérêt public qui commande de grever les emprunteurs, les débiteurs de la dette hypothécaire ? Evidemment non.

Mais où donc, en pareille matière, a-t-on vu, dit-on, intervenir l'Etat, comme on veut qu'il le fasse ici ?

L'honorable M. de Theux affirme de la manière la plus résolue que cela n'existe dans aucun pays ; l'honorable M. Dumortier croit y mettre un correctif et il ajoute : Cela n'existe dans aucun pays constitutionnel 1 Mais la Hesse est un pays constitutionnel. Il l'est depuis longtemps. Et voici ce qui se passe pour l'institution établie par le gouvernement dans ce pays :

« Tous les employés des finances sont à la disposition de la caisse et lui doivent leur concours gratuit. Les percepteurs publics sont chargés du recouvrement des annuités et des intérêts ; il leur est alloué, dans ce cas seulement, 2 p. c. sur les sommes perçues. »

C'est ce que constate le rapport adressé récemment au gouvernement français.

Mais, reprend l'honorable M. Dumortier, aux Etats-Unis et en Angleterre, l'Etal n'intervient pas en pareille matière. Vous ne savez donc pas qu'en Angleterre l'Etat se fait prêteur ? il ne se borne pas comme ici, à établir une loi qui permet aux particuliers d'user facilement, commodément, avec sécurité de leur crédit foncier ; il se fait prêteur : il a prêté 75 millions à la propriété foncière. Il a emprunté 75 millions à 4 p. c. et il les a prêtés à 3 p. c, remboursables par annuités. Est-ce la une suffisante intervention ?

M. Dumortier. - Ce n'est pas la gestion des intérêts privés.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il ne se borne pas à prêter ; il surveille l'emploi des fonds qui ont une destination déterminée. Nous n'intervenons au contraire, en aucune manière dans la gestion des intérêts privés.

Aux Etats-Unis on n'a jamais rien vu de semblable ! Jamais ! En êtes-vous bien sûr, vous qui affirmez avec une intrépidité qui m’étonne ? Nulle part, peut-être, l'intervention de l'Etat n'est aussi considérable en ces matières qu'aux Etats-Unis.

Les institutions de crédit sont dans divers Etats juxtaposées à l'Etat. Aux Etats-Unis, dans les Etats de l'Ouest et du Sud, qui sont des Etats agricoles, les banques les plus importantes sont sous la dépendance de l'Etat, prennent part à la perception de l'impôt, et opèrent les mouvements de fonds pour le compte du trésor. C'est ce qui a lieu à divers degrés dans les deux Carolines, dans la Géorgie et dans l'Alabama ; c'est ce qui est organisé plus nettement encore dans l'Indiana et l'Illinois. L'Etat est le princcipal actionnaire ou le garant de l'emprut au moyen duquel elles ont constitué leur capital.

Plusieurs banques ont pour objet le crédit territorial ; elles favorisent les développements de l'agriculture.

A la Louisiane, la Citizens'bank est astreinte à avancer la moitié de son capital aux propriétaires fonciers. La banque a emprunté son capital à la maison Hope, d'Amsterdam, sous la garantie du gouvernement.

Il me semble, messieurs, que l'honorable M. Dumortier ne pourra plus nous dire, comme il l'a fait avec beaucoup d'assurance, que l'Etat n'intervient pas aux Etats-Unis...

M. de Liedekerke. - Ce n'est pas l'Etat, ce sont les Etats.

M. Dumortier. - J'ai dit que l'Etat ne gère pas les intérêts privés.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Deux distinctions sont faites selon l'honorable M. de Liedekerke, ce n'est pas l'Etat, ce sont les Etats je vous avoue, messieurs, que cette distinction profonde est de nature à me convaincre !

L'honorable membre sait pourtant que les Etats-Unis se composent d'Etats séparés, indépendants, unis par un lien fédéral.

M. de Liedekerke. - Ce sont des espèces de provinces.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Ce ne sont pas du tout des Etats provinciaux, ce sont des Etats indépendants, unis, je le répète, par un lien fédéral, mais faisant leurs lois particulières, s'administrant suivant la constitution propre à chaque Etat. Voilà ce que sont les Etats-Unis. Et puis, en principe, au point de vue de l'intervention de l'autorité, qu'importe que ce soit une province ou l'Etat ?

La seconde distinction est de l'honorable M. Dumortier : L'Etat n'intervient pas dans la gestion des intérêts privés. Mais qu'est-ce donc que prélever par l'impôt une certaine somme pour fournir le capital d'une banque qui peut prêter de l'argent aux uns et le refuser aux autres ? Qu'est-ce que cela, si ce n'est intervenir dans la gestion des intérêts privés ? Qu'est-ce surtout quand la banque est sous la dépendance du gouvernement ? (Interruption.) L'honorable M. Dumortier, je le sais bien, ne se laissera pas convaincre ; il faut absolument qu'il y ait du socialisme dans cette affaire et, par conséquent, le gouvernement aura beau démontrer que ce qu'il propose est pratiqué dans un grand nombre de pays, dans l'Allemagne entière, aux Etats-Unis et ailleurs ; il ne parviendra pas à dessiller les yeux de l'honorable M. Dumortier.

L'honorable M. Roussel a cru devoir vous démontrer que le projet contenait un certain nombre de dérogations à des lois qui existent. Il me semble, messieurs, que l'honorable M. Roussel aurait pu se dispenser de prononcer son discours : il suffisait de lire le texte du projet de loi pour être bien convaincu qu'il consacre telle et telle dérogation à telle et telle disposition de la législation actuelle. L'honorable membre a-t-il été provoqué à prendre la parole ? Il l'a cru, d'après une interruption qu'il m'a adressée. J'exposais à la chambre que, par sa nature, l'institution ne renferme aucun danger quant à la concentration de la propriété, que d'ailleurs il y avait à cela un correctif puissant dans le Code civil.

Oui, s'est écrié l'honorable membre ; mais vous changez le Code civil. Je pense qu'il a omis de démontrer que j'aurais fait la proposition de changer le Code civil au titre des successions. En revanche, il a prouvé tout ce qui n'était pas en question.

Au surplus, je ne comprends pas une seule des observations de l'honorable membre. Il a répété, il est vrai, ce qui avait été énoncé avant lui par l'honorable comte de Muelenaere. Il a énumére à la file le premier, le deuxième, le quatrième, le dixième privilège, etc. ; mais ce que l'honorable membre devait examiner, c'était la question de savoir si ces privilèges, si privilèges il y a, sont déterminés par un but d'intérêt public.

Est-ce que nous n'avons pas dans nos lois une foule d'exceptions, une foule de privilèges, ou, pour parler plus exactement, des dérogations dans des cas spéciaux, aux principes généraux ?

Est-ce que la lettre de change est soumise au droit d'enregistrement, alors que les obligations ordinaires ou hypothécaires y sont sujettes ? Est-ce que les donations faites au profit de certains établissements religieux ou de charité par actes entre vifs d'immeubles, sont soumises aux mêmes droits d'enregistrement que les donations faites à des particuliers ? Est-ce que les registres d'engagement et généralement tous les actes relatifs à l'administration des monts-de-piété, même les procès-verbaux des ventes publiques d'objets engagés, est-ce que tous ces actes ne sont pas exempts du timbre et de l'enregistrement ? Je pourrais citer une foule d'exemples de ce genre. Mais pour cet objet, le timbre et l'enregistrement qui a particulièrement frappé l'attention de l'honorable membre, il ne s'est pas aperçu qu'il est tombé dans une grande erreur : le projet de loi porte bien dans une de ses dispositions, exemption des droits de timbre et d'enregistrement, mais il porte, dans une autre disposition, qu'on payera annuellement un huitième pour cent pour tenir lieu de ce même droit.

Ainsi, c'est dans le changement du mode de perception que l'honorable membre a eu l'art de découvrir un énormissime privilège !

Mais il y en a d'autres, selon lui : on déroge au droit pénal, au droit criminel ! on assimile les lettres de gage aux effets publics ! Le grand malheur de punir celui qui falsifierait les lettres de gage de la même peine que celui qui falsifierait les effets publics !

(page 1127) Si l'honorable membre, par humanité, désire que l'on applique à ce faussaire-là une autre peine, qu'il en fasse la proposition et j’échapperai à l'accusation d'avoir dénaturé la souveraineté en frappant de la même peine celui qui falsifierait les lettres de gage et celui qui falsifierait les titres de la dette publique ! Je suis bien coupable d'avoir provoqué la chambre à commettre un aussi grand abus !

Nous avons fait plus : nous avons poussé l'attentat jusqu'à demander que l'on modifie la loi sur la prescription, loi sacrée, d'après l'honorable membre ; prescription que le juge est obligé de suppléer d'office ! Ce que c'est d'être savant et professeur et de traiter durement ses collègues, dont les rires attestent « l'ignorance » ! Mais d'abord, c'est une question de savoir si les annuités qui comprennent une fraction du capital ne se prescrivent pas par trente ans. Et puis, au moment où l'honorable membre nous faisait une leçon si approfondie sur les dérogations que nous proposons à certains principes généraux du droit, il ne se gênait guère pour introduire, de son autorité privée, une modification profonde dans le Code civil. Afin de relever le mérite de la prescription et de mieux démontrer mes iniquités, il annonçait solennellement que la prescription en matière civile devait être supplée d'office par le juge. Il effaçait ainsi l'article 2223 de ce Code, qui déclare que le juge ne peut suppléer d'office le moyen résultant de la prescription. Et pourquoi ? Parce que la morale ne s'accommoderait pas du principe mis en lumière par l'honorable M. Roussel.

L'honorable membre ne voit rien dans l'institution, si ce n'est un règlement de l'intérêt et de l'amortissement.

« Vous n'avez, dit-il, inventé ni l'intérêt, ni l'amortissement. » Mon Dieu, non, je n'ai inventé ni l'intérêt, ni l'amortissement, ni même l'arithmétique. Mais l'honorable membre s'imagine-t-il que l'institution n'ait d'autre but que d'appliquer l'intérêt et l'amortissement ? Qu'il le sache donc, l'institution a pour but de faire que les propriétaires puissent emprunter dans de meilleures conditions.

L'institution, c'est un dépôt ouvert pour les titres d'emprunt sur la propriété foncière ; dépositaire de ces titres d'emprunt sur la propriété foncière, elle délivrera des certificats à des tiers porteurs qui seront par là même dispensés de surveiller leur hypothèque, d'exercer éventuellement des poursuites contre leurs débiteurs ; voilà quel est le but de l'institution.

Ce but capital est-il atteint dans la combinaison proposée ? Evidemment oui.

Maintenant cette institution, puisqu'elle délivre des lettres de gage, s'oblige à payer aux porteurs un certain intérêt ; il faut donc stipuler un intérêt ; on s'arrête à celui de 4 p. c. Pourquoi l'intérêt de 4 p. c ? Parce que, dans les conditions actuelles du crédit, d'après les faits constants et connus, il est raisonnable d'admettre qu'un intérêt de 4 p. c. est un intérêt suffisant pour des prêts hypothécaires.

Je sais parfaitement, comme l'honorable M. Malou, que l'intérêt ne se règle pas par une loi ; l'intérêt se détermine par les mêmes causes qui déterminent le prix des choses ; c'est en raison de l'offre et de la demande.

Aujourd'hui, on constate l'état du marché, qui ne varie pas sensiblement pour les emprunts hypothécaires pendant un espace de temps plus ou moins long ; et cet état constaté on fixe le taux d'intérêt qui paraît le mieux convenir pour maintenir les lettres de gage au pair. Si, à raison des circonstances, de la rareté ou de l'abondance de l'argent, ce taux est trop bas ou trop élevé, le cours des lettres de gage en sera affectée. Mais il faut bien que l'on fixe le taux d'intérêt qui sera payé aux porteurs.

S'il est évident, au surplus, qui l'intérêt ne se règle pas par une disposition impérative de la loi, il n'est pas moins incontestable, et c'est ce que M. Malou semble avoir perdu de vue, que de bonnes ou de mauvaises lois ont pour effet d'élever ou de réduire le taux de l'intérêt.

Il est constant qu'en raison des chances de perte que l'on court par suite des vices d'une législation l'intérêt s'accroît ; que si vous perfectionnez votre législation, vous abaisserez par cela même le taux de l'intérêt, car le préteur peut alors diminuer la prime payée pour courir les risques.

Maintenant y a-t-il du socialisme dans cette affaire ? C'est encore une des objections capitales qui nous sont faites. L'honorable M. Dumortier a paru fort contrarié de ce qu'ayant été traité par lui assez cavalièrement de socialiste, je lui eusse renvoyé l'épithète, en y ajoutant même une circonstance aggravante pour moi, qu'il était, lui, un socialiste de la pire espèce. Ai-je encore besoin de justifier mon opinion sous ce rapport ?

J'ai dit de l'honorable M. Dumorlier et des honorables membres qui, comme lui, adoptent la doctrine de la protection, qu'ils étaient des socialistes de la pire espèce, et pourquoi ? Parce qu'ils ont engendré le socialisme par leurs doctrines. (Interruption.)

M. Dumorlier se récrie, il a tort ; il va m'obliger de prolonger la discussion et de lui mettre quelques nouvelles preuves sous les jeux.

M. Louis Blanc, que M. Dumorlier a cité d'une si étrange façon, M. Louis Blanc, dans son livre sur l'organisation du travail, a fait intervenir un protectionniste et un free-trader, comme qui dirait l'honorable M. Dumorlier et l'honorableM Julliot ; il accorde d'abord la parole à l'honorable M. Dumorlier, vous allez voir comment il parle :

« Le système prohibitif...

M. Dumortier. - Je n'ai jamais soutenu les doctrines de la prohibition, mais bien celles de la protection.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - La protection ne signifie quelque chose qu'à la condition de ne pas laisser entrer le produit étranger, soit d'une manière absolue, soit avant que le produit similaire indigène ait atteint un certain prix. C'est là la prétention du système. La protection, c'est donc la prohibition complète ou partielle. Voici donc comment s'exprime l'interlocuteur de M. Louis Blanc :

« Le système prohibitif est utile, nécessaire même, disent les uns, car si vous n'arrêtez pss l'invasion de certains produits étrangers, vous créez aux produits similaires de l'intérieur une concurrence mortelle ; que deviendront alors les industries indigènes que cette concurrence menace ? Si vous êtes sans pitié pour les maîtres, pitié du moins pour les ouvriers ! Savez-vous bien ce que coûte de souffrances et de larmes à cette classe condamnée, qui n'a que son travail pour vivre, le trouble apporté dans toute une sphère d'industrie ? L'Etat est le protecteur-né de tous les intérêts nationaux : quel plus noble usage peut-il faire de son droit d'intervention, que celui qui consiste à abriter sous son aile les tentatives fécondes des riches et le travail des pauvres ? »

Maintenant vient l'honorable M. Julliot :

« Le système prohibitif est funeste, répondent les autres ; car il atteint l'immense classe des consommateurs ; car il force pauvres et riches à payer souvent fort cher ce qu'ils pourraient obtenir souvent à bon marché. Le système prohibitif est funeste, s'il s'agit de matières premières, par exemple ; car il tarit dans sa source la production nationale, en dérobant à la main d'œuvre ses éléments. Il est funeste, s'il s'agit d'objets manufacturés : car il donne à certaines industries qui ne sont pas nées vraiment viables un encouragement ruineux et trompeur. »

Après avoir accordé la parole tour à tour à M. Dumortier et à M. Julliot, M. Louis Blanc se demande qui des deux a raison. Et il répond que c'est M. Dumortier, non pas d'une manière absolue, mais relativement, parce que la société est mal organisée. Voici comment il conclut, fondant sur la théorie de M. Dumortier la théorie de l'organisation du travail :

« L'intervention de l'Etat, par le moyen des douanes, des prohibitions, des tarifs, serait-elle nécessaire, si cette intervention s'exerçait a priori par le moyen d'un régime industriel sagement et vigoureusement organisé ? Il est clair que non. Qu'on se place, par exemple, au centre du système que nous avons proposé : le problème des douanes reçoit à l'instant une solution aussi simple que féconde. En effet, introduire dans le travail le principe d'association, établir entre toutes les industries indigènes un vaste système de solidarité, ne serait-ce pas couper court à toutes les entreprises insensées que le caprice ou l'égoïsme individuel engendrent, et qu'il faut ensuite protéger aux dépens de tous les intérêts légitimes ? »

Vous voyez quelle point de départ de la théorie de l'organisation du travail est tirée du fait de l'intervention de l'Etat à l'aide de la douane. Si cette intervention est bonne pour empêcher la concurrence entre les nationaux et les étrangers, pourquoi ne vaudrait-elle rien pour arrêter les fâcheux effets de la concurrence des nationaux entre eux ? Au reste, si M. Dumortier n'est pas encore convaincu, peut être le sera-t-il en écoutant l'un des adversaires le plus déclares des théories sur l'organisation du travail, de l'écrivain qui a fait un livre sous le feu de la révolution de 1848, pendant que ces théories se produisaient au Luxembourg, M. Michel Chevalier. Voici l'avertissement qu'il adresse à l'honorable M. Dumortier en même temps qu'il lui recommande les institutions de crédit foncier.

« Les derniers événements, dit-il, ont dû ouvrir les yeux à beaucoup de personnes qui avaient été séduites par ce qu'on appelle la doctrine de la protection du travail national, à l'aide de laquelle, depuis quelques années, on avait érigé en un droit absolu et exclusif la fourniture du marché français par la production française. Ces personnes voient aujourd'hui combien est menaçant pour la prosprité publique et subversif pour la propriété le principe du « droit au travail », avec le sens impératif qu'on y donne. Elles ne se sont que trop aperçues du mal que fait le gouvernement lorsqu'il s'interpose pour changer artificiellement, par des décrets, les conditions du travail qui ressortent du fond même des choses. La doctrine de la protection du travail national, telle qu'on l'avait formulé dans les derniers temps, n'est rien autre que la doctrine du droit et du travail prise dans le mauvais sens ; les rigueurs douanières qu'on se flattait de justifier ainsi sont, tout comme les décrets du gouvernement provisoire sur les salaires, une intervention arbitraire de l'autorité pour intervertir les conditions naturelles du travail au profit de celui-ci, au détriment de celui-là...

« Je ne puis apercevoir de différence entre l'ouvrier qui réclame du gouvernement un décret sur les transactions intérieures pour élever le salaire qui ne suffit pas à le nourrir convenablement, et le chef d'industrie qui soutient qu'on doit aviser, par une loi sur les transactions extérieures, à ce qu'il vende plus cher ses produits, parce qu'autrement il n'en retirerait pas la somme qu'il en attendait. La doctrine du minimum de salaire et celle du prix rémunérateur sont une seule et même chose.

M. Coomans. - Abolissez la douane !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je vous ai déjà dit, j'ai répété vingt fois que quand on a fait pendant plusiuers siècles des lois vicieuses qui ont créé des intérêts, qui ont fait naître des industries qu'il faudrait ébranler, on doit agir avec prudence, avec circonspection. Dans l'ordre moral, comme dans l'ordre matériel, on ne peut substituer incontinent la vérité à l'erreur.

M. Coomans. - Agissez !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Oui, sans doute, il faut agir ; le gouvernement a commencé la réaction contre les mesures précédentes ; il a marqué un temps d'arrêt et a déclare que les droits ne seraient pas aggravés ; ils ne l'ont pas été.

(page 1128) M. Coomans. - Il n'y a pas eu de diminution !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Erreur ; la protection qui s'exerçait par des droits à la sortie a été en grande partie effacée de nos tarifs douaniers.

Le gouvernement continuera à marcher avec prudence dans les mêmes voies. Vous vous faites une position un peu trop commode, en nous accusant de manquer de confiance dans nos principes, si nous n'en provoquons sur-le-champ l'application. Mais vous savez parfaitement tout ce qu'il y aurait d'absurde à venir proposer de révolutionner l'industrie, sous le vain prétexte de mettre immédiatement les faits en harmonie avec les doctrines. Ce sont là des tactiques de parti, mais on ne peut en faire des actes de gouvernements. Des travaux se préparent sur notre régime douanier ; ils seront continués.

Je crois que, cela dit, on pourra se dispenser désormais de se renvoyer dans cette assemblée l'épithète de socialiste. Je crois que nous ferons très bien les uns et les autres de nous en abstenir ; c'est pour ce seul motif que j'ai insisté sur cette partie des attaques si violentes qui ont été dirigées contre nous.

L'honorable M. Dumortier a cru pouvoir s'autoriser des paroles de M. Wolowski ; à défaut d'autorité en faveur de l'opinion qu'il soutient, il a voulu montrer des déserteurs dans nos rangs ; il a cité, comme il le fait trop souvent, fort inexactement.

M. Dumortier. - J'ai cité très exactement.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Sauf que vous avez mis un point où l'auteur met une virgule.

M. Dumortier. - Ce sont les correcteurs du Moniteur !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Et que vous avez supprimé tout une phrase pour faire dire à M. Wolowski précisément le contraire de ce qu'il a exprimé. Voici le texte de M. Dumortier :

« M. Wolowski a répondu qu'il pensait toujours que l'unité et l'intervention de l'Etat étaient préférables ; qu'il ne pouvait qu'approuver le système présenté aux chambres belges par M. Frère-Orban qui lui avait fait l'honneur de s'inspirer de ses idées et des études. L'honorable membre a ajouté que cependant il ne défendrait pas cette thèse à l'Assemblée législative... »

Ici l'honorable M. Dumortier s'est arrêté. Voilà, a-t-il dit, le conseil que vous donne M. Wolowski.

Mais on a tronqué la pensée et les paroles de M. Wolowski ; il a dit qu'il ne soutiendrait pas ce système à l'assemblée uniquement pour ne pas faire...

M. Dumortier. - C'est là la question.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Pour vous, peut-être, mais pas pour M. Wolowski. Voici ce qui se trouve dans le livre cité par M. Dumortier :

« L'honorable membre a ajouté que, cependant, il ne soutiendrait pas cette thèse à l'assemblée législative, uniquement pour ne pas faire diversion sur un point, selon lui, secondaire, et qu'il voulait, avant tout, travailler à l'introduction de ces utiles institutions de crédit foncier, qui ont rendu tant de services en Allemagne et en Pologne.

« Il voit dans l'intervention de l'Etat une grande économie de ressorts, qui n'existera pas avec plusieurs associations. La perception des intérêts et de l'amortissement, le versement de ces intérêts entre les mains des prêteurs, le payement des lettres de gage désignées par le sort, la garde et le mouvement des fonds, tout cela peut se faire, pour ainsi dire, sans frais, par les percepteurs, les receveurs généraux, la banque centrale, la caisse des dépôts et consignations, etc. D'un autre côté, l'institution peut fonctionner sans que l'Etat s'en mêle autrement, sans responsabilité, sans sacrifice de sa part. »

Voilà l'opinion de M. Wolowski telle qu'elle est, non telle que l'a faite M. Dumortier.

M. Dumortier. - Il a cédé devant l'opinion publique ; voilà ce qu'il a fait.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs, nous savons parfaitement que dans un pays voisin si cruellement éprouvé, si profondément ébranlé, bien des hommes qui, en d'autres temps, auraient examiné avec attention, auraient accueilli sans difficulté certaines innovations les repoussent aujourd'hui quelles qu'elles soient avec une sorte de terreur ; nous savons cela parfaitement, nous savons que dans l'assemblée française la réforme hypothécaire ne peut pas aboutir, qu'on a peur de toucher aux hypothèques légales de la femme et des mineurs ; nous savons cela. Mais avez-vous hésité ? Non ; vous avez fait la réforme hypothécaire complète. Dans l'Assemblée française, par peur des idées déplorables qui ont été souvent émises par un certain parti, on rejetterait toute espèce d'institution telle que celle que nous proposons de fonder. Mais, ici, êtes-vous dans les mêmes conditions ? Avez-vous en face les mêmes périls ? Si vous le croyez, si vous êtes sous l'empire des mêmes craintes, je le conçois, rejetez le projet.

Mais si vous vous dites que des institutions de ce genre existent, fonctionnent, sont salutaires de l'aveu de tout le monde dans des pays voisins qui sous plus d'un rapport, au point de vue des idées d'ordre, d'économie, ont plus d'analogie avec nous que, malgré notre contiguïté à Ja France, nous n'en avons avec ce pays.... (Interruption.)

Oui, il y a plus d'affinité, d'analogie sous ce rapport....

M. Malou. - Avec les Lapons ! (Interruption.)

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Cette interruption n'est réellement pas digne de l'honorable membre.

M. Malou. - Je veux dire qu'il y a une différence notable entre les mœurs des sociétés du Nord et les nôtres. Je retire les Lapons !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - L'honorable membre parlait des Lapons. C'était une plaisanterie que la chambre a pu apprécier ; ce n'était pas une raison.

M. Malou. - J'ai retiré la plaisanterie. Je maintiens la raison.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Eh ! bien la raison ne vaut rien ! Au point de vue où je me plaçais, et pour faire comprendre que des institutions de crédit qui pourraient peut-être donner lieu à certains entraînements ailleurs ne sauraient présenter aucun inconvénient ici, j'étais fondé à soutenir que les habitudes d'ordre et d'économie de nos populations se rapprochaient davantage des mœurs des pays du Nord. Il suffit, d'ailleurs, de franchir la frontière du Midi, pour remarquer, dans les mœurs des deux pays, des différences notables, profondes, essentielles et qui ont été souvent signalées.

Veut-on parler de l'état de la propriété ? Mais il y a, en Allemagne, des parties de pays constituées exactement comme le nôtre, sous le rapport de la propriété, où la propriété est régie par le Code civil comme en Belgique, où elle est aussi divisée qu'en Belgique, où les conditions sont exactement les mêmes ; et les institutions de crédit foncier y ont réussi. Pourquoi ne réussiraient-elles pas chez nous ?

M. de Liedekerke. - C'est une erreur.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Eh bien, il faut que tous les rapports qui ont été produits soient erronés. Lisez le rapport de M. Josseau au gouvernement français, et peut-être serez-vous convaincu que les institutions de crédit foncier ont réussi dans le Wurtemberg où, la propriété est très divisée.

M. de Liedekerke. - La propriété nobiliaire existe dans ce pays, qui n'est pas régi par le Code civil.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je vous cite des pays où la propriété, quelle qu'en soit la cause, est aussi divisée qu'en Belgique. Or, votre argument consiste à dire que la division de la propriété est un obstacle à l'application du crédit foncier. Nous avons dit que l'établissement de crédit que nous proposons de créer se rattache à d'autres institutions que nous devons également proposer à la chambre de fonder.

C'est notamment la caisse d'épargne.

Il y a dans la pensée du gouvernement un ensemble de lois à formuler. Nous avons dû nous occuper d'abord de la constitution du crédit commercial et industriel. Vous y avez pourvu par l'institution de la Banque Nationale. Lorsque vous avez fondé cette Banque, vous n'avez pas hésité, sous prétexte de l'intervention de l'Etat ou de l'octroi de certains privilèges ; et cependant dans cette institution, l'Etat intervient, et de bien des façons ; il intervient pour lui dire ce qu'elle doit faire, pour lui interdire une série d'actes, pour lui accorder des avantages particuliers.

L'Etat intervient par la nomination du gouverneur, par la nomination de tous les administrateurs pendant trois ans ; il intervient pour interdire d'emprunter, de faire des prêts sur hypothèques ou sur dépôt d'actions industrielles, ou sur les propres actions de la banque ; pour lui interdire de prendre une part directe ou indirecte à des entreprises industrielles, ou de se livrer à aucun genre de commerce. Il intervient pour lui interdire d'acheter des fonds publics sans la permission du ministre des finances. Il intervient, par un commissaire du gouvernement, qu surveille tous ses actes, toutes ses opérations, et qui peut s'opposer à l'exécution de toute mesure qui serait contraire soit à la loi, soit aux statuts, soit à l'intérêt de l'Etat.

Si c'est une intervention dans les intérêts privés dans le sens qu'y attache l'honorable M. Dumortier, elle me semble complète.

Vous donnez à la Banque la caisse de l'Etat : la Banque fait le service de caissierde l'Etat, aux conditions déterminées par la loi. Avantage considérable ! Privilège, si j'en crois l'honorable M. Roussel. Vous autorisez la Banque à créer des billets, et vous stipulez qu'aucune banque d'émission ne pourra être établie qu'en vertu d'une loi. Ce sont là assurément de grands privilèges. Est-ce que vous vous êtes arrêtés ? En aucune manière. Vous avez tous voté la loi ; elle a été votée à l'unanimité. Et pourquoi ? Parce que vous avez reconnu qu'en agissant ainsi, vous fondiez un établissement d'utilité publique et que vous avez fait dès lors tout ce qui vous paraissait commandé par l'intérêt public.

Après avoir pourvu aux besoins du crédit industriel et commercial, après avoir pris les mesures nécessaires pour abaisser, en faveur de l'industrie et du commerce, le taux de l'intérêt de l'argent, nous avons recherché ce qu'il convenait de faire dans le même but, en faveur du crédit foncier.

Cette institution créée, nous en avons annoncé une autre, qui fait partie d'un même ensemble : c'est la caisse d'épargne. L'honorable M. Dumortier s'est récrié à l'annonce d'un pareil projet de loi. Mais, ainsi que l'a fait observer l'honorable M. Lebeau, il aurait dû se récrier depuis bien longtemps ; car le gouvernement avait été sollicité de présenter un projet de loi sur la caisse d'épargne ; il y a été provoqué, non dans ces derniers temps, mais il y a plusieurs années.

En 1848, lors de la loi du 20 mars, la section centrale avait proposé d'introduire un amendement dans la loi pour obliger le gouvernement à soumettre une proposition aux chambres sur cet objet important.

Cet amendement a été écarté sur la déclaration du gouvernement qu'il était en mesure de satisfaire au vœu de la chambre et, immédiatement après, un projet de loi instituant une caisse d'épargne était déposé. Qui avait contribué à élaborer ce projet de loi ? L'honorable M. Malou était partisan de l'intervention de l'Etat.

(page 1129) M. Malou. - Je le suis encore.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je le sais.

Ce projet contenait une disposition qui a soulevé des objections, principalement de la part de l'honorable M. Mercier : elles étaient relatives au transfert des causes d'épargne actuelles à la caisse d'épargne nouvelle instituée par le gouvernement. Mais le principe même n'a pas été mis en question. Il n'a été jusqu'à présent attaque par personne, l.'honorable M. Dumortier aura donc, quant à ce projet de loi, beaucoup d'adversaires, et l'honorable M. de Liedekerke tout le premier ; car, si j'ai bonne mémoire, il a plus d'une fois exprimé l'opinion qu'il conviendrait de placer l'épargne du pauvre sous la garantie de l'Etat.

L'honorable M. Dumortier aura à combattre une autre prévention ; car la loi sur la banque préjuge l'établissement d'une caisse d'épargne, et déclare qu'elle ne pourra être organisée que par une loi, et l'honorable M. Dumortier a voté cette disposition qui réserve de faire faire le service de la caisse d'épargne par la Banque nationale.

Pourquoi entrait-il dans la pensée du gouvernement d'organiser également la caisse d'épargne, projet qu'il réalisera, qu'il soumettra à la chambre ? C'est qu'il entend la rattacher au système du crédit foncier ; et en agissant ainsi, il n'est pas non plus inventeur, l'honorable M. Roussel peut en tenir note. En proposant de rattacher la caisse d'épargne au crédit foncier, il ne ferait qu'une chose analogue à celle qui se pratique encore dans la plupart des Etats d'Allemagne. De même, lorsqu'il propose d'autoriser les communes (mesure qu'a critiquée, je ne sais pourquoi, l'honorable M. Osy), lorsqu'il propose d'autoriser les établissements publics à acheter, s'ils le trouvent bon, des billets de gage, le gouvernement ne fait encore que ce qui se pratique dans presque tous les Etats de l'Allemagne.

Les caisses de dépôts, les caisses d'épargnes sont destinées à procurer des fonds pour les lettres de gage. C'est précisément, messieurs, ce qui rend inutile un fonds de roulement pour l'institution que nous voulons créer. Il se trouve ainsi constitué. C'est là que les lettres de gage pourront se placer et se négocier, selon toute probabilité, au pair.

Ces lettres de gage paraissent devoir présenter aux établissements que je viens d'indiquer, des avantages que n'offrent point les fonds publics, non quant à la solidité même du placement, mais quant aux fluctuations des cours. L'expérience a prouvé que le cours des lettres de gage se maintient mieux que celui des fonds publics.

Les mêmes variations ne les affectent pas ; les lettres de gage ne subissent pas de notables fluctuations alors que les fonds publics se déprécient dans une forte proportion.

Il y aura donc moins d'inconvénients à redouter pour les caisses d'épargnes. Si la panique ne s'empare pas des porteurs de lettres de gage, comme l'expérience l'a prouvé, au même degré qu'elle s'empare des porteurs de fonds publics dans les crises politiques, il est permis de croire que les demandes de remboursement n'afflueront pas à la caisse d'épargne et que, en tous cas, il sera plus facile de réaliser ces sortes de valeurs pour faire face aux besoins de la caisse.

Du reste personne ne nie qu'il n'y ait là une difficulté à peu près insurmontable dans l'institution des caisses d'épargnes ; elle est fondamentale : tenir des fonds à la disposition des déposants, et en payer l'intérêt, ce sont deux choses qui ne se concilient pas, Mais il s'agit d'atténuer les inconvénients possibles de ces institutions.

Or, la mesure que le gouvernement entend proposer présente-t-elle ce caractère ? Là est la question. Quant à moi, je le pense.

Messieurs, l'honorable M. Mercier hier, et l'honorable M. Malou aujourd'hui, ont fait des calculs fort erronés sur le taux de l'intérêt des lettres de gage. L'honorable M. Mercier a estimé que les sociétés, qui font des prêts hypothécaires, accordent aux emprunteurs des conditions qui ne s'éloignent pas trop de celles que pourra faire la caisse du crédit foncier.

« Les associations, dit l'honorable M. Mercier, qui font des prêts sur hypothèque, remboursables par annuités, n'exigent que 4 p. c. d'intérêts ; mais elles prélèvent, à titre d'indemnité et pour couvrir leurs frais ainsi que les chances de perte, une prime qui, en fait, porte cet intérêt à 5 p. c.

« Voici la vérité sur ce point :

« Le propriétaire qui emprunte à une société hypothécaire paye, pendant 42 années, une annuité de 5.96 p. c, ci 5.960

« Tandis que la caisse de crédit foncier lui ferait payer seulement pour le même terme, déduction faite de 1/8 p. c. pour frais d'enregistrement, etc., 5 1/8 p. c. ou 5.125.

« Ce qui donne, par 100 fr. prêtés, une différence en moins de 0.835.

« C'est-à-dire que l'emprunteur paye, pour un prêt de 100 fr., la même annuité qu'il aurait à payer à la caisse de crédit foncier pour un prêt de 116 fr. 30 c.

« L'emprunteur qui traite avec une société paye, en outre, au moment de la conclusion du contrat, la commission de l'agent de la société par l'intermédiaire duquel l'emprunta été négocié. Cette commission est de 1 p. c, du moins pour les emprunts qui ne dépassent pas une certaine limite.

« Le contrat de prêt stipule (les choses se passent ainsi dans une des sociétés au moins qui onl été citées) que les annuités seront payables en obligations de la société, ou que, en cas de payement en numéraire, la société percevra une indemnité réglée en raison du montant de l'annuité. Or, il est à remarquer que les emprunteurs ne peuvent, en réalité, jamais payer autrement qu'en numéraire.

« Le retard de payement des annuités à l'échéance donne lieu à la perception de pénalités, qui s'élèvent, à une des sociétés citées, à 6 1/4 p. c. par année.

« En cas de remboursement anticipé, les sociétés perçoivent des indemnités qui s'élèvent à 5 p. c. et plus du capital remboursé par anticipation. Les tribunaux du pays onl été saisis de plaintes provoquées par cette stipulation. »

Il n'y a donc pas, messieurs, à ces différents points de vue, de parallèle à établir entre la caisse du crédit foncier et les sociétés hypothécaires qui existent, qui sont instituées dans un but de spéculation et qui prêtent nécessairement à un taux onéreux ; et si elles font cependant des prêts dans de pareilles conditions, n'y a-t-il pas là un besoin attesté par ce fait même, qui est réel, qui est patent, et qui démontre que l'institution rendrait des services au public ?

Messieurs, le payement éventuel de trois annuités supplémentaires a été critiqué par l'honorable M. Malou et par l'honorale M. Mercier. D'abord, messieurs, l'obligation de payer éventuellement trois annuités supplémentaires, c'est le principe de la solidarité, c'est une solidarité limitée.

On s'est demandé s'il était raisonnable d'admettre qu'au moyen de trois annuités supplémentaires la caisse serait à l'abri de toute perte. Il faut répondre que oui. Mais quelle charge, dit-on, vous imposez aux emprunteurs ! On ne conteste pas l'efficacité de la mesure, mais c'est une charge trop lourde. C'est, dit l'honorable M. Mercier, 15 3/4 p. c. du capital engagé. L'honorable M. Malou va plus loin : ces trois annuités supplémentaires, selon lui, équivalent à ceci ; celui qui emprunterait 100 fr., devrait en rembourser 159 !

M. Mercier. - Voulez-vous me permettre de rétablir l'argument vous j’y répondrez mieux.

Voici ce j'ai dit : Si je paye chaque année une annuité d'un franc par exemple, et si celui qui reçoit cette annuité pendant 45 ans, les fait valoir à 3 p. c, j'ai paye, d'après la table des intérêts composés 1 fr. 59.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - L'honorable M. Malou a fait un faux calcul qui saute aux yeux : certainement, si je faisais payer anticipativement trois annuités...

M. Malou. - Ce n'est pas cela.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Mais le calcul de l'honorable membre est complètement erroné. S'il y a lieu de payer trois annuités supplémentaires, si l'hypothèse prévue se réalise, qu'arrivera-t-il ? Le capital remboursé se trouverait être de 102 fr. 80 c. au lieu de 100 fr., c'est-à-dire que la charge de l'emprunteur serait augmentée de 2 fr. 80 c. pour cent au lieu de 15 fr. 75 c., comme l'a énoncé M. Mercier, ou de 59 fr., comme l'a supposé M. Malou. S'engager en effet à payer, à partir de la 42ème année à venir, trois annuités de 5 fr. 25 c. chacune, c'est absolument la même chose que de s'engager à payer immédiatement 2 fr. 80 c, l'intérêt étant de 4 p. c. par an.

Si donc on considère que l'exigibilité des trois dernières annuités n'est qu'éventuelle et très peu probable, l'on doit convenir que c'est là une charge dont les emprunteurs ne pourront guère s'effrayer et qui est moins lourde assurément que la commission de 1 p. c. que perçoivent toutes les sociétés au moment de la conclusion de l'emprunt.

Ainsi, messieurs, les critiques faites contre les détails du projet et qu'on a peut-être eu tort d'introduire dans la discussion générale, mais auxquelles j'ai dû répondre puisqu'elles avaient été présentées, ces critiques sont absolument saus fondement. Les charges que le projet établit ne sont pas lourdes, ne sont pas considérables ; elles grèvent bien moins l'empruteur que ne le grèvent les conditions actuelles.

Messieurs, je crois pouvoir dire que je suis un de ceux qui ont le moins fait espérer des merveilles de l'innovation que nous proposons d'introduire.

L'institution que nous voulons créer est bonne dans son principe, mais elle devra avoir subsisté pendant dix ans, vingt ans peut-être, avant d'avoir produit les effets que l'on est en droit d'en attendre. Cela n'est point douteux pour moi. Il ne s'agit pas de faire accroire qu'a peine l'institution fondée, l'intérêt des capitaux placés sur hypothèque va diminuer notablement ; que les emprunts vont se faire tous par l'intermédiaire de la caisse du crédit foncier ; non, messieurs, il faudra longtemps avant que le public ne s'habitue au mécanisme de l'institution ; mais serait-ce là une raison pour ne pas introduire dans la législation une amélioration incontestable, manifeste, qui ne constitue qu'un perfectionnement des institutions que vous possédez déjà ?

Les conditions de l'emprunt hypothécaire sont-elles telles en Belgique, messieurs, que l'on puisse déclarer qu'il n'y a rien à faire ? Pourquoi le propriétaire foncier qui possède le meilleur de tous les gages, dont la rente diminue tous les jours, pourquoi le propriétaire foncier ne peut-il trouver à emprunter qu'à un taux d'intérêt excessif ? Pourquoi vouloir que la terre reste dans cette situation ? Pourquoi, lorsque le taux de l'argent, à l'aide des institutions de crédit, s'abaisse pour l'industrie et le commerce, pourquoi ne voulez- vous rien faire, rien tenter, rien expérimenter en faveur de la propriété foncière ? Vraiment, messieurs, il y a là une répugnance contre toute innovation, qui m'étonne, que rien ne justifie. Si l'institution n'était pas éprouvée par l'expérience, je comprendrais vos hésitations ; mais lorsque l'expérience est faite, lorsque le moyen que nous proposons a été appliqué avec le plus grand succès, l'hésitation est-elle encore permise ? Pour moi, messieurs, je ne le pense pas, et je vous convie a voter le projet du gouvernement.

M. le président. - M. Moucheur vient de déposer des amendements ; ils seront imprimés et distribués.

- La séance est levée à 4 heures et demie.