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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 26 novembre 1853

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1853-1854)

(Présidence de M. Delfosse.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 71) M. Maertens procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart ; il donne lecture du procès-verbal de la précédente séance, dont la rédaction est approuvée, et fait connaître l'analyse des pièces suivantes adressées à la chambre.

Pièces adressées à la chambre

« Le sieur G.-F. Gérard, brigadier commandant la gendarmerie à Lennick-St-Martin, prie la chambre de statuer sur sa demande de naturalisation et de l'exempter du droit d'enregistrement. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.


« Les bourgmestre et conseillers communaux, des propriétaires et cultivateurs de Wuestwezel demandent qu'il soit interdit d'imposer les vidanges. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Joseph Simon, né à Diekirch, demeurant à Anvers, qui n'a pas fait en temps utile la déclaration d'option de nationalité, demande à être considéré comme Belge, et à pouvoir jouir des droits attachés à cette qualité. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Les sieurs Jean-Pierre-Paul Bregentzer, surnuméraires à l'administration de l'enregistrement et des domaines, et Edouard-Nicolas Bregentzer, avocat, domiciliés à Bruxelles, prient la chambre de les relever, s'il y a lieu, de la déchéance de la qualité de Belge et de les admettre à recouvrer eette qualité, soit au moyen d'une déclaration à faire par eux, soit au moyen de la grande naturalisation. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.

Projet de loi sur les denrées alimentaires

Discussion générale

M. le président. - La parole est à M. Malou pour une motion d'ordre se rattachant à la discussion

M. Malou. - Je demande à la chambre qu'elle veuille entendre alternativement un orateur pour et un orateur sur. Il n'y a pas d'orateurs inscrits contre. Cependant, dans toutes les discussions un peu étendues, on s'est conformé à l'article du règlement qui indique cet ordre de discussion.

La séance d'hier a prouvé suffisamment qu'il y a des inconvénients à suivre l'ordre des inscriptions.

Je fais cette demande (je le déclare franchement), parce qu'il y a très peu d'orateurs inscrits sur et beaucoup inscrits pour.

M. le président. - D'après le règlement on suit l'ordre des inscriptions. Mais il n'y a pas d'inconvénient à déroger à cet ordre, en entendant alternativement, comme le demande M. Malou, un orateur pour et un orateur sur.

M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Je crois que les orateurs qui se sont fait inscrire sur le projet sont ceux qui entendent, se prononcer pour l'amendement de l'honorable M. Dumortier. Or, il faut bien le reconnaître, c'est cet amendement qui est seul en discussion en ce moment. Il n'y a donc pas d'inconvénient à adopter la proposition de l'honorable M. Malou, en ce sens que l'on entendra successivement un orateur pour et un orateur contre l'amendement de l'honorable M. Dumortier. (Adhésion générale.)

- M. le président arrête la liste des orateurs inscrits pour et contre l'amendement de M. Dumortier.

M. de Naeyer, rapporteur. - Mon intention n'est pas, vous le comprenez, d'apporter de nouvelles lumières daus ce débat. Mais, me trouvant en dissentiment avec d'honorables collègues dont la haute raison a souvent servi à éclairer mes modestes convictions, j'éprouve le besoin de dire le pourquoi de mon vote.

Il me semble, messieurs, que deux faits dominent toute cette discussion. D'abord la Belgique pour arrivera la récolte de 1854, se trouve dans l'impérieuse nécessité d'acheter à l'étranger une quantité des grains considérable. Déterminer cette quantité est une chose impossible ou tout au moins extrêmement difficile ; tout ce que je sais, quant à moi, c'est qu'il y a eu déficit les années précédentes et que cette année le déficit est plus considérable.

Le deuxième fait, messieurs, c'est que le commerce et le commerce seul peut nous procurer les denrées alimentaires qui nous manquent.

Que faut-il conclure, messieurs, de ces deux faits ? Suivant moi, il n'y a qu'une seule conclusion logique à en tirer, c'est qu'il faut octroyer au commerce les conditions qui lui sont nécessaires pour prendre tout son essor, pour augmenter autant que possible sa puissance d'action, c'est-à-dire la sécurité, la stabilité, la liberté pleine et entière, sans restriction et sans entraves.

Messieurs, les honorables collègues qui, mus par les intentions d'humanité les plus louables, nous proposent de prohiber la sortie des grains ne contestent pas les faits que j'ai posés ; mais ils nous disent ;: Nous laissons le commerce parfaitement libre d'approvisionner le pays ; nous ne mettons aucune entrave aux importations, nous les appelons au contraire de nos vœux, mais ce que nous voulons défendre ce sont les exportations, et pourquoi ? Parce qu'elles diminuent nos approvisionnements. Je crois que c'est le résumé de tout le système.

M. Dumortier. - Oui.

M. de Naeyer, rapporteur. - Eh bien, messieurs, je réponds à cela : Vous entravez les importations par cela même que vous dites au commerce : « Vos marchandises une fois entrées dans la circulation du pays n'en sortiront plus », par cela même que vous réglementez ses opérations, par cela même que vous lui défendez de combiner les importations avec les exportations en lui ôtant ainsi un de ses éléments d'activité et de force.

Les exportations, dites-vous, diminuent les approvisionnements ; mais que mes honorables collègues me permettent de le leur dire, ils ont le grand tort, suivant moi, de ne voir qu'un côté de la question, de ne voir que les exportations. Eh bien ! moi je prétends qu'il faut envisager le mouvement du commerce dans son ensemble ; et qu'importe qu'on vous enlève une certaine quantité de denrées alimentaires si on la remplace par une quantité plus considérable ! qu'importe que l'opération soit double, si le résultat définitif est en faveur de l'approvisionnement du pays ;? Ces exportations qu'on nous représente comme si alarmantes, à quoi donc servent-elles ? Je prétends qu'elles servent à mettre le pays à même de se procurer des importations plus considérables, des importations répondant plus largement et plus complètement à ses besoins.

Qu'on ne s'y trompe pas, un commerce d'exportation sérieux quant aux denrées alimentaires, est une impossibilité en Belgique ; ce commerce n'a de raison d'être et d'élément de vie que dans les pays produisant au-delà de leurs besoins ; cbez nous les exportations se combinent nécessairement avec les importations ; elles en forment une dépendance et appartiennent essentiellement à un ensemble d'opérations, ne pouvant avoir en vue que l'approvisionnement du pays. C'est là le seul commerce possible dans les conditions économiques où se trouve la Belgique.

Mais les entrepôts, dit-on, les entrepôts remédient à tout ; ils transforment la prohibition en liberté.

Mais, on l'a déjà dit et répété à satiété, et l'argument est resté debout, l'entreposage lui-même est une entrave, et une entrave qui entraîne des pertes de temps, des pertes d'argent et une foule d'embarras.

Messieurs, quand il s'agit de questions commerciales, moi, profane, j'aime à m'éclairer avant tout des lumières d'hommes pratiques, des lumières de ceux qui sont rompus aux affaires. Or, il est une circonstance qu'il ne faut pas perdre de vue : l'honorable M. Osy, à la loyauté et à l'expérience duquel nous rendons tous hommage, à la loyauté et à l'expérience duquel le pays entier rend hommage, l'honorable M. Osy, dès le début de cette discussion, est venu nous donner des renseignements précis sur ce qui se passe hic et nunc dans le commerce ; il nous a dit dans la séance du 23 de ce mois.

« Soyez persuadés que si vous défendez l'exportation, vos négociants en grains ou ralentiront leurs affaires ou même les cesseront complètement. »

Plus loin il ajoute encore :

« Plusieurs négociants attendent des céréales ; si vous adoptez la proposition de l'honorable M. Dumortier, au lieu de les faire entrer en Belgique ils les vendront sous voiles à nos voisins les Anglais, les Hollandais, les Français. »

Eh bien, messieurs, l'honorable M. Osy, avant de prononcer ces paroles dans une circonstance si grave a dû les peser mûrement, et il me semble qu'en présence d'une assertion aussi formelle émanant d'un homme si compétent, la discussion n'est plus possible sur le point de savoir si la prohibition même mitigée par l'entreposage est une entrave qui répugne essentiellement au commerce et qui diminuera vos arrivages.

Messieurs, on a fait une distinction entre les céréales exotiques et les céréales indigènes ; liberté pleine et entière, dit-on, pour les céréales exotiques ; cependant il faut que le commerçant ait soin de ne pas nationaliser ses marchandises par la mise en consommation, sans quoi elles deviennent belges et il faut qu'elles restent éternellement belges. Mais quant aux céréales indigènes, la liberlé serait une duperie ; celles-là sont nées belges et il faut qu'elles demeurent belges jusqu'à leur entière consommation. Au point de vue de notre approvisionnement, je ne connais, moi, qu'une seule espèce de céréales, ce sont celles quî nourrissent nos populations. Je m'inquiète peu de leur origine.

Il arrive que les produits de notre sol, à raison de certaines qualités spéciales sont vivement recherchés par les étrangers comme étant plus conformes à leurs besoins, à leurs goûts, à leurs fantaisies, à leurs caprices, si on veut ; car même dans des temps de malheur, il y a des consommateurs qui peuvent se permettre et qui se permettent des fantaisies et des caprices. Eh bien, si l'étranger veut nous donner, en échange de ces produits, des valeurs plus grandes, qui nous permettent d'acquérir des denrées alimentaires, répondant mieux aux nécessités du moment, ayant une destination plus utile pour l'alimentation de nos populations, pourquoi prohiber cette opération ? On empêche de remplacer ce qui vaut moins pour l'alimentation par ce qui vaut plus, et un tel système contribuerait à l'approvisionnement du pays.

Messieurs, je n'appartiens au commerce par aucun autre lien que celui de mon dévouement aux intérêts du pays. Je suis donc dans les conditions d'une complète impartialité. Or, on nous a dit que (page 72) l'occasion était belle, qu'il y avait de brillantes opérations à faire, de magnifiques bénéfices à réaliser. J'admets cela ; je dis même que ces bénéfices sont un bien au milieu du mal, parce qu'ils auront pour résultat de faire affluer vers le commerce des grains des capitaux plus considérables, et qu'il en naîtra une concurrence toujours utile et bienfaisante. Mais si l'occasion est si belle pour le commerce belge, elle l'est également pour le commerce français, hollandais et anglais. Je demande si, dans cette lutte européenne, nous avons intérêt à amoindrir, à énerver l'énergie, les forces, les ressources du commerce belge.

Je crois, au contraire, que nous avons un immense intérêt à attirer vers nous, autant que possible, ce grand mouvement commercial, parce que, malgré tous les préjugés, toutes les préventions, ses traces seront encore des bienfaits pour le pays.

Et d'ailleurs, la prospérité commerciale de nos villes belges peut avoir pour la Belgique des résultats bien autrement bienfaisants que la prospérité commerciale soit de Londres, soit de Rotterdam, soit de Marseille ; les grains étrangers, étant en Belgique se trouvent aussi plus près de la consommation belge que s'ils étaient dans les ports étrangers, et la question des frais de transport résume en grand partie, on le sait, la question alimentaire.

Messieurs, je me suis demandé plusieurs fois quels étaient les résultats utiles que la prohibition pouvait produire ? Compléter nos approvisionnements ? Mais, messieurs, en l'absence de cette prohibition, nos approvisionnements se complètent, à moins qu'on ne veuille nier l'évidence des faits. Consultez les tableaux qui nous sont distribués régulièrement et publiés au Moniteur, et vous verrez qu'il y a eu toujours un excédant considérable des importations sur les exportations.

Ainsi, dans le mois actuel, pendant la première quinzaine nous avons encore un excédant de près de l millions de kilogrammes. D'ailleurs, ici encore, j'ai l'autorité d'un homme éminemment compétent, de l'honorable M. Osy, qui est parfaitement au courant des opérations du commerce, et qui vous dit : Avec la prohibition de la sortie, vous diminuez les importations, vous les annulez peut-être.

Est-ce avec nos seules ressources que nous pouvons vivre jusqu'à la prochaine récolte ?

La prohibition peut-elle nous donner une baisse de prix ?

Il a été démontré hier par l'honorable ministre des finances que la prohibition pourra amener une perturbation dans les prix, une baisse momentanée qui, bientôt suivie d'une hausse brusque et anomale pour revenir aux prix de l'Europe avec une différence très probable en notre défaveur ; cette impossibilité de nous affranchir des prix de l'Europe est évidente, elle est palpable. Nous manquons de denrées alimentaires, nous devons en acheter à l'étranger ; nous ne pourrons pas les acheter sans payer le prix de l'étranger.

Dès lors le prix du pays doit se mettre au niveau du prix de l'étranger, car quand le producteur du pays sait que le grain étranger dont vous ne pouvez pas vous passer se vend, je suppose, 35 francs, il dit : Le mien vaut aussi 35 francs, je ne le donnerai pas à moins. Donc nécessité de nous soumettre aux prix de l'Europe ou de jeûner pendant une grande partie de l'année. Cette vérité a été complètement sentie par l'honorable M. Malou. Mais, a-t-il dit, il y a un maximum et un minimum ; avec la prohibition vous aurez le minimum, sans la prohibition, vous aurez le maximum.

Or, si je ne me trompe, la prohibition existe de fait, en France depuis quelques mois, et je trouve parmi les documents qui nous ont été distribués un tableau (n°10 des annexes) indiquant les prix des grains des principaux marchés d'Europe.

Mais d'après ce tableau il me paraît que la France a eu presque constamment le prix maximum avec la prohibition au lieu du minimum. Les faits sont donc loin de constater l'efficacité du remède.

En passant, je ferai une, observation : c'est que la prohibition n'a pas peut-être pour la France les inconvénients qu'elle aurait pour la Belgique, car la France, avec son vaste territoire, sa population presque décuple de la nôtre, offre déjà au commerce des placements très nombreux, très variés. On pourrait dire que la libre circulation en France équivaut en partie à la libre sortie pour la Belgique.

Messieurs, j'ai tâché d'analyser les éléments de ce qu'on appelle les prix de l'Europe. Si je ne me trompe, tous les pays de l'Europe occidentale doivent s'approvisionner aux mêmes lieux de production. Il est évident que là vous n'avez ni maximum ni minimum. On n'y paye pas un franc de plus ou de moins, selon qu'on a ou qu'on n'a pas la prohibition.

Vient ensuite le fret et les frais de transport, encore une fois il n'y a pas, que je sache, un tarif privilégié pour telle nation plutôt que pour telle autre, et s'il y avait une différence sous ce rapport, évidemment la prohibition serait impuissante pour y remédier.

Il reste un troisième élément du prix, c'est le bénéfice du commerçant. Eh bien, le commerce qui travaille en grand, qui est établi sur une vaste échelle, qui dispose de grands capitaux, qui emploie une masse d'hommes actifs et intelligents, qui peut multiplier et renouveler constamment ses opérations, ce commerce peut se contenter d'un bénéfice moindre et il doit se contenter d'un bénéfice moindre parce qu'il y est forcé par la concurrence et qu'il trouve d'ailleurs une compensation dans le grand nombre d'affaires.

Voilà, messieurs, le seul moyen pratique d'avoir des prix plus avantageux.

Eh bien, que fait la prohibition ? C'est ce moyen-là qu'elle combat, qu'elle amoindrit. Comment donc pourrait-elle amener une baisse ? Je le répète, messieurs, hors de là il n'y a pas moyen d'avoir des prix de faveur, des prix exceptionnels, à moins qu'on n'ajoute à la prohibition un règlement des prix, un tarif ; alors vous aurez une mercuriale toute spéciale qui sera religieusement respectée par l'étranger ; il ne vous importera pas un kilogramme de grains ; il vous laissera faire ; il vous laissera marcher à la famine, à moins que le gouvernement n'intervienne pour faire des approvisionnements, c'est-à-dire que nous ne trouvions plaisir à voguer à pleines voiles dans les eaux peu limpides du socialisme.

Or, messieurs, je crois que telles ne sont les intentions de personne, et voilà pourquoi je suis intimement convaincu qu'avec la prohibition l'on s'engage dans un labyrinthe inextricable. C'est vouloir réglementer par la loi ce qu'il n'est au pouvoir d'aucune puissance humaine de réglementer.

Eh bien, oui, messieurs, nous pourrions avoir des prix exceptionnels, nous pourrions en avoir en faveur des classes les plus malheureuses de la société, en faveur de l'humanité souffrante, mais ce ne sera pas la prohibition qui nous les donnera ; il n'y a que la charité, parce qu'elle est divine, qui puisse opérer ce miracle ; elle le fera si pour elle, aussi, on fait tomber les entraves, si on lui accorde pour suivre ses nobles et héroïques inspirations, cette liberté pleine et entière que nous réclamons aujourd'hui pour le commerce.

On croit que nous pourrions nous créer, pendant quelque temps au moins, une position exceptionnelle, parce que, dit-on, les importations vont cesser. Je n'admets aucunement cette sinistre prédiction. J'ai plus de foi dans l'honorable M. Osy, qui nous dit que les importations continuent et continueront si nous ne prohibons pas la sortie. Mais s'il était vrai que les commandes se sont ralenties, cette menace de la prohibition qui est dans les esprits depuis quelque temps, n'y serait-elle pour rien ? Croyez-vous que cette secousse imprimée à la stabilité et à la sécurité de notre marché soit sans influence sur les combinaisons commerciales ?

Il est impossible d'importer, dit-on ; les prix sont trop élevés. Mais est-il certain qu'ils vont subir une baisse ? Mais mon Dieu ! on a produit ici de nombreux chiffres pour prouver que les prix iraient en augmentant. On veut donc ajourner les importations jusqu'au moment précisément où elles devront se faire dans des conditions plus onéreuses ; on forcerait en quelque sorte le producteur belge à céder aujourd'hui son grain à un prix inférieur à celui qu'on serait forcé d'aller jeter plus tard aux mains de l'étranger. Est-ce ainsi, messieurs, que nous augmenterons les ressources du pays ?

J'en ai l'intime conviction, messieurs ; non, la Belgique ne suivra pas ce système, elle sera plus prévoyante, elle ne laissera échapper aucun jour, elle redoublera d'activité pour assurer ses approvisionnements, et pour cela elle a besoin de la liberté.

Il est vrai que les moyens de transport laissent à désirer, le fret est très élevé en ce moment ; nous avons la guerre en Orient ; mais, encore une fois, peut-on nous garantir des conditions meilleures dans un avenir prochain ? Si les opérations deviennent plus difficiles, si les arrivages deviennent plus rares, eh bien c'est là, pour moi, le plus grand, le plus puissant de tous les motifs pour adopter la liberté pleine et entière, pour repousser toute mesure restrictive, car le commerce qui a une grande latitude pour choisir ses marchés, par cela même que la concurrence est moins forte, ne viendra pas se soumettre à noire régime de prohibition alors qu'il trouve ailleurs la liberté, des conditions meilleures ; ou bien s'il s'y soumet, il vous fera payer cette entrave. Je trouve que le pays devra déjà payer assez cher les grains étrangers sans devoir payer encore une mauvaise disposition législative.

Voilà pourquoi je repousse la prohibition. Je la considère comme une fausse mesure et j'ai l'intime conviction que les fausses mesures peuvent bien contenter les préjugés du peuple, mais que jamais elles ne contribueront à améliorer sa situation. Or, c'est cette amélioration qui est mon but, et aucune considération ne m'en fera dévier.

Messieurs, l'honorable M. Coomans nous a présenté des observalions très spirituelles et, ce qui vaut encore mieux, très judicieuses, sur les exigences exorbitantes qui se produisent, dans les moments calamiteux, vis-à-vis des pouvoirs publics ; on veut alors, a-t-il dit, et c'est vrai, on veut alors rendre le gouvernement responsable de tout, on veut lui imposer la tâche impossible de guérir tous les maux. Mais cela ne tient-il pas un peu au système gouvernemental trop généralement suivi ?

Que voyons-nous dans les temps ordinaires ? Nous voyons le gouvernement disposé à intervenir en toutes choses, bien entendu avec les deniers des contribuables. Eh bien, on habitue ainsi les populations à parler de cette action bienfaisante toute puissante du gouvernement, à considérer le gouvernement comme le dispensateur de tous les biens, et quand les calamités publiques surviennent, les populations sont naturellement entraînées à invoquer cette toute-puissance gouvernementale pour guérir tous leurs maux. Voilà les grands dangers de ce rôle de providence qu'on joue dans certains moments avec complaisance et dont on ne peut presque plus se débarrasser dans les moments difficiles.

Messieurs, que cette crise serve au moins à faire pénétrer cette vérité dans vos esprits. Nous aurons bientôt à passer en revue les rouages de l'administration ; qu'une bonne fois, nous retranchions impitoyablement tous ceux qui ne servent qu'à faire nombre.

(page 73) L'honorable M. Malou nous a dit dans une séance précédente que cette question est avant tout alimentaire ; je dis, moi, qu'elle est exclusivement alimentaire. Et voilà pourquoi l'intérêt agricole, comme l'intérêt du trésor, doit s'effacer ici devant l'intérêt bien autrement important de l'alimentation du pays. Voilà pourquoi je désapprouve la conduite du gouvernement qui a laissé subsister trop longtemps les droits d'entrée sur les riz. Voilà pourquoi personne n'a mis plus d'empressement que moi, soit dans les sections particulières soit dans la section centrale, pour abolir tous les droits sur l'entrée du bétail, des viandes, des denrées alimentaires en général ; s'il reste encore quelque chose à faire, mon vote est acquis à la mesure. Je veux que toutes les denrées alimentaires puissent entrer librement dans le pays.

Je ne fais pas de distinction, parce que les prix des uns influent nécessairement sur les prix des autres. J'ajouterai que les prédilections théoriques, l'échelle mobile, le libre échange, tout cela disparaît à mes yeux devant les grands besoins du pays.

Il y a une seule chose devant laquelle je m'incline, c'est le bon droit, c'est la justice qui est de tous les temps, qui est toujours la gardienne par excellence des destinées humaines et que je ne sacrifierai jamais, surtout en vue de résultats problématiques et suivant moi nuisibles.

M. Dumortier. - Messieurs, quand je vois ce qui se passe depuis trois jours, je me demande quel pas nous avons fait depuis sept ans. Il y a sept ans, à pareille époque, en 1846, la chambre se trouvait dans une position absolument semblable, identique à celle dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. Il y a sept ans, à pareille époque, le grain avait atteint le taux de 24 francs moins quelques centimes. D'après la loi sur l'échelle mobile, il allait être prohibé à la sortie dans peu de jours. Que réclamait-on alors de tous les côtés ? La prohibition à la sortie. (Bruit.) Oui, la prohibition à la sortie, et vous, honorables collègues qui m'interrompez, vous devez vous en souvenir, vous l'avez votée ; et je regrette de ne pas voir dans la salle le préopinanl qui, hier, a fait allusion au projet de loi des 21. On prétendait alors que l'échelle mobile était une loi de famine, et pourquoi ? Parce qu'elle ne prohibait la sortie des grains qu'à 24 francs ; et l'on prétendait que cette prohibition devait avoir lieu à un chiffre inférieur.

On allait plus loin, on prétendait que le projet de loi des 21 qui n'était autre chose que la loi qui depuis trente ans régit les céréales en France, était une loi de famine ; et pourquoi ? Parce qu'il avait supprimé la prohibition de sortie par un droit qui, au-delà de 24 fr., s'élevait de 2 fr. par hectolitre, par un droit tel que si la loi des 21 existait aujourd'hui, le mot ;« prohibition » ne serait plus dans la loi : mais le droit de sortie sur les grains serait de 26 fr. par hectolitre !

Eh bien, tout cela on le qualifiait de loi de famine ; on voulait absolument avoir la prohibition à la sortie. La gauche voulait l'avoir immédiatement, tout de suite, et la plupart de ceux qui votaient avec nous la prohibition, viennent la combattre aujourd'hui. Et pourtant alors le grain n'était qu'à 24 fr. l'hectolitre ; aujourd 'hui, il est à 34, 35 et 36 fr.

Messieurs, en voyant une pareille modification s'opérer en si peu d'années, je me demande ce qui a pu amener un pareil bouleversement, un pareil changement dans les idées, une telle palinodie ; la chambre en 1846 votait à l'unanimité la prohibition de sortie ; la gauche la réclamait, et elle avait raison, et nous la votions immédiatement avec elle. Et voilà que ce même système qu'on préconisait alors comme le seul qui pût sauver le pays du désastre de la famine ; voilà que ce même système est combattu, renié aujourd'hui par ceux-là mêmes qui s'en montraient alors les plus chauds défenseurs !

Que s'est-il donc passé dans l'intervalle ? Ce qui s'est passé, je vais vous le dire : c'est que ces idées creuses de l'économie politique, ce renversement de toute saine économie nationale, ont pénétré dans beaucoup de cerveaux et qu'elles ont éteint un grand nombre d'intelligences ; voilà ce qui s'est passé.

En 1846, on réclamait à grands cris la prohibition à la sortie. Que venait-on dire alors ? Que le commerce était entravé par la prohibition ? Personne n'avait encore imaginé cela. Venait-on dire alors que la prohibition des grains devait faire hausser le grain ? Personne ne songeait à cela. Disait-on alors, comme aujourd'hui, qu'il faut ajouter à un déficit de récolte un déficit nouveau pour avoir le nécessaire ? Car voilà tout l'argument ; soutenait-on alors une thèse aussi absurde que celle-là ? Non, personne n'y songeait. L'opinion de tous unanimement était qu'en cas de disette, il fallait se bien garder de se laisser appauvrir.

Messieurs, l'expérience de 1847 est venue démontrer jusqu'à la dernière évidence que la prohibition à la sortie n'avait pas nui à nos approvisionnements ; elle a démontré à l'évidence - et l'honorable M. Malou vous l’a dit il y a deux jours - que la Belgique, au moyen de son système, avait conservé des prix moins élevés que ceux de ses voisins pendant un grand nombre de mois, et que, dans les derniers mois, lorsque la famine est venue à se déclarer, le grain n'a pas fait défaut au pays.

Voilà ce que l'expérience a démontré, il y a six ans à peine, et c'est contre cette expérience si admirable, si évidente, qu'on s'élève aujourd'hui avec une espèce de fureur, alors qu'on vient vous signaler l'amendement que nous avons présenté comme une disposition qui doit affamer les populations ! car M. le ministre de l'intérieur l’a dit.

Ainsi quand nous avions l'échelle mobile qui n'autorisait la prohibition à la sortie qu'à 24 francs, nous étions des affameurs ; et aujourd'hui quand nous demandons celle prohibition, nous sommes encore des affameurs !

Messieurs, j'ai écouté avec le plus grand soin toute la discussion actuelle ; je dois le dire, je n'ai jamais vu plus d'ignorance des faits commerciaux… (interruption) ; je fais une exception en faveur de l'honorable M. Osy : cet honorable membre a présenté les faits dans un intérêt commercial.

Je n'ai jamais vu plus d'ignorance des faits commerciaux que dans cette discussion. Je vais le démontrer. En quoi se résume le système qu'on présente ? Je vais le résumer en des termes très simples. Il y a un déficit, il faut le combler ; pour le combler il faut créer un nouveau déficit. Tous les arguments, toutes les subtilités, toutes les arguties ne changeront rien à cet énoncé qui résume toutes les objections qui nous sont faites : il y a un déficit, créez un second déficit et il ne vous manquera plus rien ; c'est-à-dire : il vous faut quinze et vous n'avez que dix ; de ces dix ôtez cinq, il restera quinze. Voilà le calcul !

Pour moi, je ne comprends rien à une pareille logique, et elle ne mérite à mes yeux qu'un nom : l'absurdité.

Le bon sens, le sens commun départi à tous dit que quand vous avez un déficit ce n'est pas en en créant un nouveau qu'on parviendra à le combler. Cependant c'est le contraire qu'on préconise ; on vous dit : Laissez exporter votre grain, vous en aurez d'autant plus. (Interruption.)

C'est là tout l'argument de nos adversaires réduit à un syllogisme, et l'on appelle cela de la science commerciale ! L'honorable M. de Naeyer vient encore de le dire : Si vous prohibez la sortie des grains, vous entravez le commerce, vous diminuez son activité, sa force, son énergie. Les orateurs qui l'ont précédé ont soutenu la même chose.

Messieurs, qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie justement ce que je viens de vous dire. (Interruption.)

Je ne pensais pas qu'une discussion pareille pût être traitée aussi légèrement, je ne croyais pas que vos arguments réduits à des termes aussi simples pussent donner lieu à des rires. (Interruption.)

Il paraît que c'est un parti pris ; mais je ne me déconcerterai pas, je ferai mon devoir jusqu'au bout.

On dit qu'il faut laisser exporter ce que nous possédons afin d'avoir davantage, pour combler le déficit. C'est l'argument de M. Piercot et de M. Liedts.

On a ajouté qu'il fallait que le prix des grains fût supérieur à ce qu'il est aujourd'hui pour que nous pussions obtenir de quoi combler notre déficit, que la prohibition pourrait faire baisser le prix du grain, et que cela empêcherait les arrivages. Il faut conclure de là que pour avoir de quoi combler notre déficit, il faut produire la hausse sur notre marché, offrir un prix plus élevé que celui des autres pays, que sans cela nous n'obtiendrons pas d'approvisionnements, premier argument d'une doctrine impitoyable.

Je demande si les faits ne viennent pas donner à ce système le plus complet démenti. Allez, en France, dont le terriloirc de la Belgique n'est que la prolongation. (Interruption.)

M. le président. - Je demande qu'on n'interrompe pas l'orateur.

M. Dumortier. - Prenez la carte, vous verrez si cela n'est pas vrai. Le territoire de la Belgique n'est que la prolongation du territoire de la France, cela est incontestable.

- Un membre. - C'est réciproque !

M. Dumortier. - Naturellement c'est réciproque. (Interruption.)

M. le président. - Je demande de nouveau qu'on n'interrompe pas l'orateur ; si on continuait, je serais obligé de rappeler à l'ordre.

M. Dumortier. - Si messieurs les libre-échangistes ne veulent pas m'écouter, il faut ou clore la discussion, ou qu'ils disent que je n'ai plus le droit de parler, de défendre le peuple.

Allez en France, disais-je, et demandez si la prohibition de sortie empêche les arrivages, si elle empêche les blés de la mer Noire d'arriver en France ; on vous répondra par les faits qu'il n'y a pas de pays du continent qui aient reçu autant de grains étrangers que la France.

Voyez maintenant les prix, vous trouverez que les prix sont inférieurs à ceux de nos marchés. Voilà les faits que toutes les subtilités, toutes les arguties du monde ne pourront pas détruire. (Interruption.)

Quand je vois ce qui se passe, je serais tenté de croire que je suis plutôt dans une assemblée de commerçants discutant leurs intérêts, que dans une assemblée de représentants occupés des intérêts du pays. (Interruption.)

M. le président. - On ne peut pas faire de semblables suppositions.

M. Dumortier. - Je fais allusion à toutes les interruptions dont je suis l'objet.

M. le président. - On a eu tort de vous interrompre, mais vous avez eu tort de faire une supposition peu bienveillante pour vos collègues.

M. Dumortier. - L'honorable M. Liedls a appuyé son discours sur ce fait qui le domine en entier : l'Europe se trouve dans une position fâcheuse. Cette position tend à faire croire que les prix du grain s'élèveront encore. Le fret s'est élevé d'une manière effrayante ; la guerre éclate en Orient ; les navires manquent, et en ce moment les navires anciens vont à des distances telles, qu'un grand nombre d'entre eux ne peuvent plus servir aux approvisionnements en céréales.

Après avoir entendu cet exposé de la situation maritime, je m'attendais (page 74) à voir le ministre conclure que vu la difficulté de nous procurer des approvisionnements, nous devons garder ce que nous possédons ; c'était la conclusion logique qui devait suivre. La guerre éclate dans la mer Noire ; les navires manquent, le fret est doublé, on a de grands embarras pour se procurer des grains, il faut garder ce que vous avez ? Non, telle n'est pas la conclusion du ministre ; sa conclusion, c'est qu'il faut laisser enlever nos approvisionnements. Il m'est impossible, je le répète, de comprendre cette logique.

Si vous avez des embarras pour compléter vos approvisionnements, commencez par vous assurer ce que la Providence vous a donné, ne le laissez pas sortir ; car ce n'est pas en créant par l'exportation un nouveau déficit à côté du déficit réel que vous compléterez vos approvisionnements.

On met toutes ses espérances dans le commerce. Messieurs, je ne me fais pas illusion sur ce que le commerce peut faire. Ne vous faites pas illusion non plus. Un seul port de mer en Belgique fait le commerce des céréales avec une étendue qui peut suffire à nos besoins, c'est le port d'Anvers ; mais vous savez combien est restreinte notre navigation nationale ; nous avons160 bâtiments en tout et ils sont en grande partie employés à des voyages de long cours.

Combien recevrons-nous de navires venant des pays de production, d'Odessa. Ce port qui est le grand marché du commerce des grains peut-il fournir les navires nécessaires à notre approvisionnement ? L'honorable M. Osy vous a avoué hier qu'il arrivait très peu de navires à Anvers venant directement d'Odessa, que l'on achèterait les grains sous voiles ou sur le marché de Londres. Voilà ce qu'il a dit hier.

Maintenant dans un pareil état de choses, à quoi sert de présenter l'hypothèse admise par le ministre que le commerce étranger devra envoyer des grains en consignation ? Le commerce des grains ne se fait pas de cette manière, les grains s'achètent, on n'en envoie pas en consignation ; on achète aux lieux de production, sous voile ou par le cabotage, on ne l'envoie pas en consignation, et c'est ignorer le commerce que de le dire. C'est le cabotage, et l'achat sous voile qui nous fournissent les grains dont nous avons besoin ; or l'achat sous voile est indépendant de la faculté d'exportation, vous n'en aurez ni plus ni moins, que vous exportiez ou que vous n'exportiez pas.

D'autre part vous avez intérêt à ce que nos importations se fassent le plus vite possible ; vous avez peu de navires et si vous leur permettez de se livrer à l'exportation aussi bien qu'à l'importation, au lieu de lui donner, comme dit le préopinant, une nouvelle énergie, vous affaibliriez l'activité qu'il apporterait dans les importations.

Car tout le temps et tous les capitaux qu'il emploiera à exporter nos produits, il ne pourra pas les employer à importer des grains étrangers. Or ce n'est pas l'exportation qu'il nous faut, c'est l'importation.

Vous voulez, dites-vous, l'exportation pour favoriser l'importation ; eh bien, l'exportation nuira à l'importation puisqu'elle enlèvera vos navires, vos capitaux et votre activité.

Messieurs, la question qui nous occupe se réduit à des termes extrêmement simples. Vous prétendez qu'alors qu'il y a déficit dans les récoltes, il faut ouvrir la porte aux exportations pour faciliter les importations. Eh bien, c'est mettre la Belgique dans la position d'un homme au-dessous de ses affaires, qui doit beaucoup d'argent et qui se dirait : Quel est le meilleur moyen pour moi de me mettre au pair ? C'est de prêter le peu qui me reste pour emprunter davantage ! Voilà, messieurs, tout l'argument de nos adversaires. La Belgique n'a pas assez de grains, le meilleur moyen de s'en procurer c'est de vendre ce qu'elle a pour en avoir davantage. Il suffit d'exposer ce système pour le détruire.

Vous sacrifiez l'approvisionnement du pays au commerce des céréales ; mais, messieurs, avons-nous donc les capitaux nécessaires, les navires nécessaires pour aller chercher des grains aux lieux de production ? L'honorable M. Piercot nous a dit que le déficit est de 1,600,000 hectolitres, je soutiens que ce chiffre ne représente pas la moitié du déficit réel. (Interruption.) L'expérience nous le prouvera. A la fin de l'année, quand nous aurons tons les chiffres d'entrée et de sortie, nous verrons qui a raison. Mais enfin, je suppose que le déficit soit seulement de 1,600,000 hectolitres, comme le dit le ministre. Combien jauge un navire ordinaire, qui transporte du grain ? Un honorable collègue d'Anvers disait tantôt que ces navires jaugent en moyenne 250 tonneaux ; 250 tonneaux, en tenant compte du vide qu'il faut laisser, cela fait au plus 2,500 hectolitres...

M. le ministre des finances (M. Liedts). - C'est 275 tonneaux.

M. Dumortier. - La différence est peu de chose. Je dis donc 2,500 hectolitres ; eh bien ! s'il vous manque seulement 1,600,000 hectolitres, comme l'a dit M. Piercot, ce sont 400 navires qu'il faudra pour importer cette quantité. Si maintenant les navires jaugent 275 tonneaux au lieu de 250, il y aura une légère différence et il vous faudra peut-être 380 navires au lieu de 400.

Eh bien, messieurs, c'est en présence d'un semblable état de choses, de la pénurie de notre marine, qu'on veut employer des navires à exporter les grains du pays. Je le demande, cela est-il logique ? Pendant que ces navires exporteront nos grains, pendant qu'on les chargera, qu'on les déchargera, pendant qu'on y consacrera des capitaux, pourront-ils nous importer les grains dont nous avons besoin ?

Evidemment c'est impossible. Ainsi votre raisonnement péche par la base ; et l'exportation, loin de favoriser les arrivages, les empêchera ; elle ne favorisera que la spéculation. Remarquez-le bien. Vous n'avez pas, messieurs, ces 400 navires ; vous n'avez qu'une seule ressource, c'est l'achat sous voiles. Or pour l'achat sous voiles, je vous demande à quoi sert l'exportation ?

S'agit-il de l'exportation par terre ? Qu'est-ce que l'exportation par terre nous produira en retour ? Je suppose qu'on exporte en France comme cela se fait ; eh bien, que vous rendra la France ? Elle ne vous rendra rien puisque toutes les denrées alimentaires sont prohibées à la sortie de France.

Ainsi vous aurez exporté gratuitement votre approvisionnement sans rien avoir en retour. Et vous dites que c'est dans l'intérêt de l'importation que vous favorisez l'exportation !

Encore une fois, messieurs, cela est-il logique ?

En 1847, mon honorable ami M. Malou l'a dit hier, une grande partie de nos approvisionnements venait de la France ; en 1847 quand les pommes de terre manquaient chez nous, elles avaient admirablement réussi dans les départements français qui avoisinent la Belgique et jusqu'à Paris ; la France nous en a importé considérablement ; aujourd'hui ce sera tout différent : la France viendra enlever nos céréales et elle ne vous importera absolument rien.

Vous aurez donc diminué vos approvisionnements sans réciprocité et laissé enlever le pain aux enfants du pays pour nourrir l'étranger.

L'honorable préopinaut repousse absolument l'intervention du gouvernement dans les affaires, et, en thèse générale, il a parfaitement raison ; mais il est des circonstances exceptionnelles où cette intervention doit s'exercer, et parmi ces circonstances il en est une qui est plus forte que toutes les autres, c'est celle où le pays est menacé de la famine.

Eli bien, par la libre exportation que ferez-vous ? En augmentant le déficit, vous appelez, sans le vouloir, mais vous appelez fatalement l'intervention du gouvernement, et plus vous aurez laissé exporter de grains, plus vous aurez besoin de l'intervention du gouvernement ; car toutes les quantités de céréales qui seront sorties du pays augmenteront d'autant le déficit. Il faudra que le gouvernement fasse d'énormes sacrifices pour récupérer ce que vous aurez perdu, il faudra qu'il rachète peut-être à 50 fr. ce que vous aurez vendu à 32, 334 ou 36 fr.

Il est encore, messieurs, une autre hérésie commerciale que je dois combattre, c'est celle de l'honorable préopinaut qui vient dire que l'entrepôt est une entrave pour le commerce. Le ministre de l'intérieur a été, dans une précédente séance, jusqu'à dire que l'entrepôt est odieux au commerce. En vérité voilà une épithète à laquelle jamais personne n'avait songé. Comment ! depuis vingt ans on n'a cessé de faire des lois en faveur de l'entrepôt et du transit ; toujours on a préconisé les immenses avantages du système d'entrepôt et du système de transit, et voilà que la chambre, subitement illuminée, va dire que le système d'entrepôt est odieux au commerce ?

Messieurs, je le répète, c'est à n'y rien comprendre : tout ce qui a été fait jusqu'ici, toutes les lois qui ont été volées jusqu'ici dans des circonstances analogues, tout cela est mauvais, il ne faut plus faire qu'une seule chose : laisser faire laisser passer. Eh bien, ce laisser faire laisser passer, je le regarde comme la chose la plus funeste en matière d'alimentation du peuple, lorsqu'il y a un déficit et un déficit considérable. En pareille circonstance, je dirai avec l’honorable préopinanl : Ce n'est point le commerce, ce n'est point l'agriculture, mais c'est l'ouvrier, le peuple qu'il faut avant tout avoir en vue.

C'est l'ouvrier de l’industrie, c'est l'ouvrier des mines et, comme l'a dit l'honorable M. Coomans, c'est l'ouvrier de la campagne, car, en définitive, l'ouvrier agricole n'a pas de récoltes, il doit acheter son pain comme l'ouvrier des villes, et ce n'est certes pas avec sa faible journée qu'il lui est possible d'y parvenir.

La libre sortie des denrées alimentaires peut faire l'affaire du commerce, peut faire l'affaire de certains agriculteurs ; mais en diminuant nos approvisionnements, en poussant à la hausse des céréales, elle ne fera pas l'affaire des populations ouvrières auxquelles nous devons les plus vives sympathies, alors surtout qu'elles se trouvent dans la position actuelle. Et que ferez-vous lorsque, comme en 1840, le grain s élèvera au prix de 50 francs l'hectolitre ?

Ne vous faites pas illusion, messieurs : quel est de prix de la journée dans la plupart des villes manufacturières, quel est le prix de la journée dans les campagnes ? Dans les villes manufacturières il ne va guère à plus d'un franc (interruption), il ne va guère au-delà d'un franc et dans les campagnes il ne va jamais à un franc. Et maintenant quel est le prix du pain ? 45 centimes le kilog. et l'ouvrier a souvent besoin de 2 ou 3 pains par jour pour nourrir sa famille.

Et c'est dans une pareille situation que vous viendrez préconiser la hausse des céréales ; que vous laisserez exporter le grain du pays au lieu de le réserver pour les enfants du pays, que vous le laisserez exporter chez des nations qui refusent de vous en envoyer ! Un pareil système, messieurs, je le combattrai toujours parce qu’il ne peut amener que d'affreuses calamités.

Je ne cesserai de combattre ce système inique et anti-national qu'on décore du grand nom d'économie politique et qui consiste à dire que, pour activer le travail national, il faut le remplacer par le travail étranger et que, pour empêcher la faim publique, il faut livrer à l'étranger le pain des enfants de la patrie.

M. Loos. - Messieurs, je pourrais renoncer à la parole, les arguments que j'avais l'intention de présenter ayant été développés hier par M. le ministre des finances. Toutefois je viens d'entendre un orateur (page 75) qui depuis le commencement de ce débat traite la question avec tant de passion que réellement j'y vois un danger pour le pays ; il a fait vibrer certaine corde populaire ; il a employé des expressions qui, en présence des préjugés, doivent avoir dans le pays un funeste retentissement

Il semble que ceux qui repoussent son amendement veuillent amener la misère du peuple et que M. Dumortier ait seul le monopole des bonnes intentions, que lui seul veuille remédier à cette misère. Eh bien, messieurs, il n'est pas nécessaire de repousser de pareilles prétentions ; je crois très sincèrement que nous voulons, des deux côtés, l'honorable M. Dumortier et les partisans de son amendement aussi bien que ceux qui le combattent, que nous voulons tous, autant qu'il est en notre pouvoir, soulager la misère du peuple.

M. Dumortier. - J'en suis convaincu.

M. Loos. - Ceux qui ont beaucoup parlé du peuple dans cette discussion ont mis sous nos yeux le tableau hideux de ses misères ; mais à quoi ont-ils conclu en définitive ? Il semble que pour eux l'amendement de M. Dumortier soit la panacée universelle, que du moment que nous aurons adopté cet amendement, nous devions avoir l'abondance des céréales et le bon marché. Aucun membre n'a proposé d'autres moyens que l'amendement de l'honorable M. Dumortier. Je m'attendais à voir proposer quelque autre remède, car s'il est vrai qu'il faut, avant tout, que le peuple mange, il a cependant d'autres besoins encore. Je n'ai entendu personne dire, par exemple, que le peuple a besoin de se chauffer et que tout ce qu'il pourrait économiser sur le chauffage, il pourrait le consacrer à son alimentation.

M. Coomans. - Il en est de même du vêtement.

M. Loos. - Le seul motif pour lequel j'ai demandé la parole, c'est qu'on a beaucoup parlé du peuple et qu'en définitive il n'y a que l'amendement de M. Dumortier.

Il est d'autres remèdes ; celui-là d'abord ; car il tient à un principe que j'ai toujours défendu dans cette enceinte, le principe de la liberté commerciale. Avec la liberté du commerce, d'autres besoins du peuple peuvent encore être satisfaits à meilleur marché qu'ils ne le sont aujourd'hui.

Messieurs, j'ai entendu presque faire un crime à ceux qui, comme moi, repoussent l'amendement de l'honorable M. Dumortier, de ce qu'ils aient changé d'opinion depuis quelques aunées. Mais, messieurs, faut-il donc, en présence des faits qui se passent sous nos yeux, nous condamner à une immobilité complète ? L'expérience, la réflexion ne peuvent-elles donc pas modifier notre manière de voir ? Si, en 1846, la chambre a été presque unanime pour demander et pour voter la prohibition, est-ce que, depuis 1846, des faits nouveaux ne se sont pas passés ? est-ce que les circonstances qui se sont produites en 1846 n'ont pas dû ouvrir les yeux aux partisans de la prohibition à la sortie ? Qu'avons-nous vu, messieurs, en 1846 ? L'honorable M. Dumortier vous l'a rappelé lui-même.

Nous avons vu les céréales s'élever, à Tournai, jusqu'à 80 fr.

M. Dumortier. - En 1816.

M. Loos. - Je puis me tromper quant à la date ; mais enfin, nous avons vu, en 1846, sinon le même chiffre, du moins un chiffre à peu près équivalent.

M. Dumortier. - Cinquante francs !

M. Loos. - L'honorable M. Dumortier me dit qu'en 1846, le prix du grain s'est élevé, à Tournai, à 50 francs. Mais consultez les mercuriales et vous verrez qu'à cette époque le prix du grain à Anvers offrait une différence énorme avec celui de certaines autres villes du pays, et c'est encore ce que je redoute aujourd'hui si vous prononcez la prohibition.

Avec la prohibition, on ne vous approvisionne plus en liberté ; mais seulement à mesure de vos besoins extrêmes, c'est-à-dire qu'alors vous devez consentir à payer le prix le plus élevé et que vous pouvez plus profiter des chances favorables résultant de la fluctuation des prix amenée par les grands approvisionnements. C'est ce que nous avons vu en 1846 : il y avait quelquefois à cette époque des différences de 8, 10 à 15 francs entre le marché d'Anvers et ceux de l'intérieur. Je sais que ces prix finissent toujours par se niveler ; mais enfin pendant quelques jours vous devez payer le prix le plus élevé ; et c'est encore ce qui arrivera si vous prononcez la prohibition à la sortie.

Pour le surplus, je l'ai déjà dit, M. le ministre des finances a fait valoir les considérations que je comptais vous présenter ; et il les a développées avec une lucidité qui me dispense d'y revenir.

- Plusieurs membres. - La clôture !

M. Malou. - Je comprends le désir de la chambre de clore ce débat-Cependant si elle veut bien m'accorder quelques instants, je m'attacherai à résumer les considérations que je désire présenter encore.

Partisan de la proposition de mon honorable ami M. Dumortier, je n'hésite pas à déclarer que je ne la considère nullement comme une panacée universelle ; la panacée universelle n'existe pas en pareille matière. Le but que nous nous proposons tous, quel que soit notre point de départ, est plus modeste et plus restreint... Nous ne nous livrons pas ici à une discussion stérile ; nous ne sommes pas occupés à maudire la gelée et les pluies. Animés tous d'un sentiment de sympathie pour les classes laborieuses, nous recherchons dans quelle mesure il est possible d'atténuer leurs souffrances en leur procurant des vivres à plus bas prix, puisque malheureusemeul le salaire n'est plus en rapport avec le prix des denrées.

Tel est, messieurs, le but élevé de la discussion actuelle, et je rends hommage aux sentiments de tous ceux qui y ont pris part, sans distinction d'opinion.

La loi peut quelque chose ; tout le monde le reconnaît, le gouvernement comme les orateurs qui ont pris part au débat, car personne ne combat la loi. La loi contient quelque chose, on en attend un résultat, sans cela le gouvernement n'aurait pas proposé les mesures que nous discutons, ces mesures nous ne les examinerions pas et elles ne seraient pas, comme j'espère qu'elles le seront, acceptées à l'unanimité.

Il ne faut donc pas s'abandonner au fatalisme et dire qu'il n'y a rien à faire, car, l'expérience le prouve et nos discussions le démontrent également, il y a un résultat à obtenir. Le résultat à obtenir n'est pas d'amener immédiatement la baisse, mais de modérer la hausse et de faire en sorte que la hausse, quand elle doit venir (car elle est quelquefois inévitable) dure le moins longtemps possible.

Voilà le seul but, le but raisonnable de la législation ; aussi, dans ces premières observations ai-je beaucoup insisté sur les effets que produit la prohibition de sortie des céréales, quant aux prix des denrées. Si nous parvenions, par exemple, par cette mesure ou par toute autre, à maintenir, pendant les mois d'hiver, les prix dans les limites qu'ils ont atteintes aujourd'hui, à empêcher la hausse, dussions-nous subir de mai à juillet une hausse plus forte, nous aurions procuré aux populations laborieuses un grand, un immense bienfait.

En effet, messieurs, il ne faut pas perdre de vue qu'en pareille circonstance, ce n'est pas le prix une fois atteint un jour et qui passe le lendemain qui cause la souffrance ; c'est la durée de la crise qui en fait l'intensité ; lorsque le haut prix se maintient longtemps, le sort des classes laborieuses est le plus pénible.

Ainsi, la loi ne serait pas stérile si elle parvenait seulement à maintenir le prix de 30 à 31 fr. jusqu'au mois d'avril et si, plus tard, il fallait, même pendant un ou deux mois, payer le grain plus cher ; nous aurions procuré un grand bienfait aux classes nécessiteuses, et surtout aux populations des campagnes. On nous a fait un tableau magnifique de la prospérité industrielle du pays. Cette médaille a malheureusement un revers. Quel est le salaire de l'ouvrier de campagne ? Ce salaire pour l'ouvrier des environs de Bruxelles atteint à peine un franc, et, souvent, il faut avec ce salaire pourvoir aux besoins de toute une famille, et vous savez que, lorsque l'hiver est rigoureux, le travail est interrompu pendant longtemps.

Je n'insiste pas sur ce fait ; je le crois évident, incontestable, chacun peut le vérifier tous les jours.

S'il était démontré que la prohibition de la sortie des grains, malgré toutes les théories sur le nivellement des prix, doit avoir pour effet de ne vous amener que fort tard un prix maximum des marchés voisins, il y aurait une raison concluante pour adopter cette prohibition. Voyons donc s'il en est ainsi.

Dans mes premières observations je disais : Le prix du grain se règle principalement et presque exclusivement sur la production intérieure. M. le ministre des finances me dit que c'est une erreur capitale ; que le prix des grains se règle d'après l'ensemble des faits qui se passent sur tous les marchés à l'intérieur et-au dehors.

Permettez-moi, messieurs, de vous faire remarquer que c'est là une pétition de principe. Oui, le prix du grain se réglerait par l'ensemble des faits si vous admettiez la libre sortie, mais c'est précisément ce qui est en question : le prix des grains belges ne se réglera pas, dès à présent, par les prix en Angleterre, à Odessa, dans la Baltique, si vous prohibez la sortie ; mais on le réglera par l'ensemble des faits si vous ne prohibez pas la sortie des grains. Telle est la différence des deux systèmes ; et cette différence, dans mon opinion, est toute en faveur de la prohibition à la sortie.

Mais, dil-on, vous aurez beau faire, si, par exemple, vous ne rencontrez pas la France sur vos marchés ; si vous l'en excluez, vous les rencontrerez sur d'autres marchés puisqu'il doit être satisfait à ses besoins. Personne ne conteste cela ; mais au point de vue de la hausse actuelle des prix, au point de vue de notre marché intérieur, vaut-il mieux que, sur ce terrain restreint, avec ses besoins immenses, je la rencontre et supporte seul le contre-coup de ses demandes, ou bien que je la rencontre sur les marchés où toutes les grandes nations vont s'approvisionner ?

Si vous voulez tempérer les prix ou prévenir la hausse, mieux vaut vous exposer à rencontrer ces grands acheteurs sur les vastes marchés où toutes les autres nations concurrentes supportent leur part du choc qui se produit dans le prix.

J'avais dit, messieurs, et je crois que personne n'a répondu à cette considération que l'une des causes de hausse le plus certaines, le plus immédiates, est la concurrence des acheteurs sur un marché limité. Messieurs les économistes, je l'espère, ne contesteront pas cette doctrine. Il y a 100,000 hectolitres à vendre ; il se présente des acheteurs pour un million d'hectolitres ; les prix seront immédiatement beaucoup plus élevés que s'il ne se présentait des acheteurs que pour 120,000 hectolitres.

Cela est évident, non seulement selon la théorie, mais d'après l'expérience. Or, en ne prohibant pas la sortie des grains, vous amenez sur votre marché les acheteurs des pays voisins et le prix des grains doit nécessairement subir une hausse immédiate, vous nivelez les prix à votre préjudice. Et, remarquez-le, vous le faites sans motif ; car, dans l'état actuel des contrées qui vous avoisinent, quoi qu'il arrive, vous (page 76) avez à vos portes le plus grand entrepôt de céréales étrangères. Il y a, comme on l'a dit tout à l'heure, une certaine contradiction dans ce que l'on nous oppose : ou nous dit : Les frets sont élevés, les navires sont rares, l’hiver est là ; ce sont autant de mauvaises circonstances qui peuvent empêcher les arrivages ; et cependant ayez une grande confiance dans le commerce, créez pour le commerce la nécessité d'une intervention plus étendue.

Dans l'état actuel des faits généraux, comment le commerce belge opérera-t-il ; comment peut-il opérer ? D'une seule manière, presque exclusivement, et l’honorable M. Osy l'a avoué hier, il opérera par l’achat de cargaisons sous voile ou à Londres.

Si telles doivent être presque exclusivement les opérations du commerce, quel motif avez-vous de ne pas prohiber à la sorticles grains indigènes ? Le commerce ne peut pas soutenir qu'on entrave ses opérations : le prix étant donné à une date donnée, le commerce achète et revend sans intervalle : il fait même venir des cargaisons, dont il a fait d'avance le placement. Ces opérations et non celles de long cours se feront ; vous ne les entravez pas par la prohibition à la sortie des grains indigènes, vous aurez toujours en tout temps telles quantités que vous voudrez au prix des entrepôts de Londres.

S'il s'agissait pour la première fois dans notre pays de prohiber les grains à la sortie, je comprendrais ces appréhensions au sujet des allures et de l'intervention du commerce. Je ne les comprends plus aujourd'hui qu'une expérience complète, parfaitement concluante, a prononcé sur ce point entre nos adversaires et nous.

J'ai rappelé quel a été, sous le régime de la prohibition à la sortie, le mouvement commercial pendant les deux années de la crise de 1845 à 1847 et je crois inutile d'insister encore sur ce point : j'ai parlé d'après des chiffres officiels, incontestables.

M. le ministre des finances, à la séance d'hier, a contesté l'un des effets de la prohibition à la sortie, de 1845 à 1847. J'avais soutenu que les prix s'étaient maintenus en Belgique, pendant plusieurs mois sous le régime de la prohibition à la sortie, beaucoup plus bas qu'en France et que néanmoins des importations avaient eu lieu.

Je citerai mon autorité ; car lorsque j'apporte des faits à la chambre, je me fais un devoir de les contrôler soigneusement afin de ne pas commettre d'erreur. Je lis ce qui suit dans un rapport inséré au Moniteur au mois de juillet 1847 et qui résume les faits relatifs à l'intervention des chambres et du gouvernement pendant cette crise alimentaire.

« Pendant plusieurs mois et jusque vers l’époque où les prix ont atteint le maximum en Belgique (c'était au mois de mai 1847) ils étaient notablement plus bas qu'en France.

« La première conséquence de cette différence de prix fut de donner une extension plus grande à l'exportation du pain. Lorsque le gouvernement, par les renseignements périodiques qu'il recueillait, acquit la certitude que ce commerce, qui pouvait devenir préjudiciable à l'alimentation du pays, acquérait une importance réelle, Votre Majesté prohiba l'exportation. »

Pour le dire en passant, on a donc prohibé même l'exportation du pain ; l'on ne nous a pas donné à cette époque de coups de canon, on ne nous a même pas donné comme aujourd'hui, gratuitement, des coups de tarifs. En effet, une nation qui dispose des subsistances qu'elle possède est dans la plénitude de son droit ; aucune autre nation, si grande qu'elle puisse être, n'a le droit de se plaindre de ce qu'elle ait agi ainsi en ne consultant que son intérêt.

On a plusieurs fois rappelé que la prohibition à la sortie des grains avait été votée alors à l'unanimité ; mais les chambres ont été beaucoup plus loin : elles ont voté même l'interdiction de la distillation des pommes de terre. Elles ont admis toutes les mesures restrictives qui ont été proposées et souvent même cherché à pousser le gouvernement au-delà des propositions qu'il avait faites.

Consultez les débats et les documents de cette époque et vous verrez, messieurs, que le principe dont on est parti et dont on devrait partir encore aujourd'hui, c'est qu'il fallait d'abord réserver au pays la disposition des ressources qu'il possédait pour son alimentation. Ce principe a été proclamé maintes fois alors et accepté par toutes les opinions ; c'est le seul qui soit en contestation aujourd'hui.

Je citais donc le Moniteur lorsque j'affirmais que, sous le régime de la prohibition, le prix s'était maintenu pendant plusieurs mois plus bas en Belgique, qu'en France. Déférant à ma demande, M. le ministre des finances a bien voulu insérer au Moniteur les mercuriales comparées de la France et de la Belgique.

L'honorable ministre a compris que d'après le système français il ne pouvait pas prendre pour point de comparaison la mercuriale générale de la France, qu'il fallait en élaguer les régions dont les prix ne pouvaient exercer aucune influence sur notre marché. Il n'a pas été assez loin sous ce rapport. L'influence des demandes et des achats d'un pays voisin sur le marché belge ne provient que des départements limitrophes ; plus loin, les frais de transport compensent la différence des prix et rendent les transactions impossibles.

Partant de cette idée et comparant nos prix à ceux des départements qui nous avoisinent, vous pourrez constater, comme moi, que depuis le mois d'octobre jusqu'en mai, la différence de prix varie de 2 à 3 fr. en faveur des prix belges, c'est-à-dire qu'en moyenne les prix belges ont été de 2 à 3 fr. plus bas que les prix frauçais.

Je tenais à bien constater ce fait pour démontrer à la chambre l'exactitude de mon affirmation, qu'en effet, en 1846 et 1847 des importations considérables ont eu lieu en Belgique à l'époque même où ces différences de prix existaient.

Messieurs, on parle toujours de liberté du commerce, on met en avant des principes invariables, inflexibles ; les uns disent : Lors même que vous auriez une bonne récolte presque seuls et des prix très bas tandis qu'ils seraient très élevés au-dehors, nous n'admettrions pas la prohibition à la sortie. D'autres disent : li faut que la législation en matière de céréales soit tellement stable, tellement immuable que le droit d'un franc, ou tout autre soit maintenu quels que soient les prix.

Jamais, dans notre pays le législateur ne se montrera impitoyable à ce point dans l'un ou l’autre sens. Gouverner c'est prévoir et pourvoir, c'est atténuer les souffrances des classes laborieuses autant qu'on le peut et lorsqu'on le peut. Qui pourrait légitimement admettre la libre sortie lorsqu'il aurait la certitude que les prix s'élèveraient immédiatement de 8 ou 10 fr. ?

Serait-il possible, lorsque les prix sont très élevés, qu'on ne fît point prévaloir l'intérêt alimentaire en y subordonnant l'intérêt agricole, comme le disait tout à l'heure l’honorable M. de Naeyer ?

Les principes ne sont pas invariables en pareille matière ; il faut avoir égard aux circonstances. Voici par exemple ce qui s'est passé en 1847, permettez-moi de vous le rappeler. On dit, et le gouvernement disait aussi à cette époque, qu'il ne doit pas intervenir dans le commerce des grains ; un jour cependant, parce qu'il a su qu'une grande opération commerciale se traitait au prix moyen de deux ou trois de nos marchés et qu'il y avait un intérêt immense à forcer les prix sur ces marchés, il est intervenu.

Ainsi vous admettrez toutes les théories, vous aurez au pouvoir les économistes les plus purs, quand il s'agira de produire une hausse factice, l'intervention du gouvernement ne sera pas seulement utile, mais elle sera de première nécessité.

Lorsque nous discutons de tels intérêts, il faut donc se défendre de l'esprit de système et voir, avant tout, ce que les circonstances exigent dans l'intérêt des classes les plus nombreuses de la société.

La liberté absolue des transactions sur les grains n'existe pas même à l'intérieur. Je suppose que des spéculateurs (et la somme nécessaire pour une telle opération est bien faible en temps de rareté des grains) se rendent sur nos marchés et à l'ouverture du marché, veulent acheter toutes les quantités qui s'y présentent en invoquant la liberté des transactions, le permettrez-vous ? Jamais on ne le permet ; vous établissez sur vos marchés, soit en temps ordinaire, soit, surtout, en temps de crise, un ordre d'achat, vous limitez la liberté par l'intérêt public.

Et quand nous parlons de prohiber les céréales à la sortie, nous ne demandons pas autre chose que de limiter la liberté dans l'intérêt public.

Des principes absolus ! Et on prohibe aujourd'hui la sortie des pommes de terre, dont le prix est, relativement, peu élevé, dont la récolte a, moyennement, assez bien réussi ! Vous aviez négligé, il est vrai, de prohiber la fécule, de sorte que la substance nutritive sort et que nous conservons les pelures ; mais la section centrale a rempli cette lacune. On prohibe, dis-je, la sortie des pommes de terre, dont la récolte a assez bien réussi, mais nous avons un immense débat sur le point de savoir si les céréales, dont la récolte a mal réussi et dont le prix est très élevé, pourront sortir librement du pays. Si ce sont là des principes absolus, je désire que les orateurs inscrits veuillent bien le mettre en lumière ; pour moi je dis que c'est une évidente contradiction.

Messieurs, le fret est cher, les navires sont rares, le prix des grains est élevé, la guerre existe en Orient, ou ne sait quand elle finira ; l'hiver s'annonce précoce et rude, l'hiver interrompt fréquemment les arrivages au port d'Anvers ; et dans ces circonstances on nous dit : Fiez-vous au commerce, faites en sorte qu'il ait beaucoup à fournir ; vendez vos grains, vous en rachèterez plus tard ; vendez nos grains, on vous les remplacera, vous pouvez en être certains ! Moi je suis certain d'une chose : A tout prendre avec ces principes il n'est pas impossible que nous vivions jusqu'à la prochaine récolte. Mais si nous mourons, ce sera selon toutes les règles de l'économie politique la plus pure et nous n'aurons aucun reproche à nous faire.

- La clôture est demandée.

M. Lebeau (sur la clôture). - Messieurs, je suis très à mon aise pour demander la prolongation de la discussion, car je suis disposé à n'émettre qu'un simple vote. Mais je me demande quelle nécessité il y a de clore une telle discussion ? Le bureau est-il encombré de projets mis à l'ordre du jour ? Sommes-nous accablés de travail ? Je me demande ensuite quel danger peut offrir la prolongation de ces débats ? Ce sont des débats desquels est tout naturellement exclu cet esprit de parti, cet esprit politique dont on s'est quelquefois ici trop effrayé à mon avis ; mais enfin l'esprit de parti est naturellement exclu de cette discussion ; et pour s'en convaincre, il suffit de voir ce qui se passe au sein de la droite et peut-être ce qui se passera dans une partie de la gauche.

Cela étant, où est le danger ? Craignons-nous d'exciter, de passionner les masses par la prolongation de cette discussion ?

(page 77) - Quelques membres. - Oui !

M. Lebeau. - Eh bien, je crois que c'est leur faire injure ; que c'est trop peu compter sur leur intelligence et leur moralité. S'il était vrai, d'ailleurs, qu'il y eût sur cette grave question des préjuges encore invétérés dans le pays, et on pourrait le supposer en entendant ce que préconisent ici des esprits d'élite, ce serait une raison de plus pour prolonger cette discussion.

Comment ! vous voulez clore un tel débat, lorsque des hommes éminents, connus par leurs études, par leur expérience, lorsque d'anciens ministres se sont fait inscrire pour contribuer, dans la mesure de leurs forces, à dissiper, à affaiblir, du moins, les préjugés qui existent dans la partie la moins éclairée de la population, vous voudriez leur fermer la bouche !

Je ne vois, je l'avoue, aucun motif pour agir ainsi ; il n'y a nul inconv »nient, nul danger, il y a, au contraire, tout profit à prolonger cette discussion.

Je connais l'esprit excellent de nos populations ; elles ont en général l'oreille très attentive aux discussions du parlement belge. Sans vouloir l'assimiler au parlement anglais, que nos voisins d'outre-mer considèrent comme la plus grande école politique du pays, nous pouvons dire qu'en général nos délibérations exercent une grande et salutaire influence sur nos populations.

Je désire donc que la chambre veuille bien encore consacrer quelques heures à cette importante discussion.

Je n'aimerais pas de voir traiter ici sous la forme d'une pure théorie les questions de libre échange et de protection ; mais quand il s'agit d'une proposition toute pratique d'une aussi haute importance et à laquelle se rattachent si intimement les principes de l'économie politique, ce serait manquer à notre devoir que de ne pas écouter tous ceux qui veulent apporter le tribut de leur patriotisme et de leurs lumières dans un pareil débat.

Je demande donc que la discussion soit continuée.

M. Coomans. - Je persiste à croire que ce débat n'était ni nécessaire, ni utile ; je regrette même les grandes proportions qu'il a prises. Mais le seul remède à cet inconvénient est que le débat ne soit pas étouffé, qu'il s'épuise naturellement. Il ne faut pas laisser se répandre en Belgique cette opinion fâcheuse que des orateurs ont été empêchés d'apporter, en cette matière délicate, le tribut de leurs lumières. Je désire, avec M. Lebeau, que la discussion continue.

- La clôture de la discussion est mise aux voix et n'est pas prononcée.

M. le président. - La parole est à M. Moreau, rapporteur.

M. Moreau, rapporteur. - Messieurs, après une discussion aussi longue que celle qui a eu lieu sur l'amendement de l'honorable M. Dumortier, vous comprenez que je me dispenserai d'entrer dans des développements bien longs pour le combattre.

Je crois cependant utile de résumer les principales considérations que l'on a fait valoir à l'appui des conclusions de la section centrale qui a approuvé la résolution prise par le gouvernement de repousser la prohibition de sortie des céréales.

Car, comme l'a dit avec raison l'honorable M. Coomans, il est des vérités qu'on ne saurait trop redire au pays, des vérités qu'il importe de faire pénétrer dans les masses, pour les prémunir contre les erreurs de l'honorable M. Dumortier, erreurs que je considère comme fatales à leur bien-être et que cependant l'on ne cesse de présenter comme des plus favorables à leurs intérêts.

Il convient donc que ceux qui veulent s'éclairer aient sous les yeux toutes les pièces de ce grand procès, pour se prononcer en connaissance de cause entre nous et nos adversaires.

Et permettez-moi de le dire sans trop de présomption, j'attends, avec la plus grande confiance, l'arrêt que porteront nos concitoyens, car la vérité est une et finit toujours par triompher, car nous défendons la liberté, et tôt ou tard le sens commun est avec la liberté.

La proposition de l'honorable M. Dumortier a été examinée sous trois points de vue et c'est avec raison, selon moi, qu'on la regarde ou comme injuste, ou comme inutile, et en tous cas comme dangereuse.

Elle est injuste.

Veuillez-vous rappeler, messieurs, ce que l'on nous disait, il n'y a pas bien longtemps, alors que nous repoussions tout droit protecteur à l'importation des céréales.

Comment, alors, nous représentait-on aux yeux des habitants des campagnes ?

Ne répétait-on pas alors à satiété que nous voulions la décadence, la ruine de l'agriculture ? que nous étions ses ennemis les plus acharnés, qu'enfin nous voulions priver les malheureux cultivateurs du prix rémunérateur de leurs travaux ?

Grâce à Dieu, aucune de ces sinistres prédictions ne s'est réalisée, parce que le système que vous souteniez alors était faux, et c'est parce qu'il l'est encore aujourd'hui, que vous êtes forcés de devenir presque tout à coup inconséquents.

Car, je vous le demande, qui de nous deux défend aujourd'hui le système le plus favorable à l'agriculture ?

Qui de nous deux est devenu le véritable protecteur des intérêts des campagnards ?

Est-ce nous qui voulons empêcher les cultivateurs de disposer de leurs grains pour le mieux de leurs intérêts ;?

Est-ce nous qui leur défendons de retirer de leurs récoltes tout le profit qu'ils sont en droit d'en obtenir ?

Est-ce nom, en un mot, qui, en les expropriant pour cause d'utilité publique, sans indemnité aucune, leur refusons ce prix rémunérateur jadis tant préconisé ?

Non, messieurs, pour nous, nous voulons que chacun conserve ce que la Providence lui a donné, nous désirons que si l'état défavorable de la température a nui aux récoltes, les cultivateurs soient autant que possible dédommagés des pertes que leur fait essuyer une année calamiteuse, en vendant le grain, qu'ils ont obtenu en moindre quantité, sur les marchés qu'ils jugeront leur être les plus avantageux.

Vous le voyez, messieurs, l'amendement de l'honorable M. Dumortier a pour résultat de faire baisser le prix des céréales, il est injuste, il lèse les intérêts des campagnards dont cependant lui et les partisans de son amendement étaient de si chaleureux défenseurs ;; et remarquez-le bien, cet amendement consacrera encore une injustice quand bien même il n'aura pas cette conséquence, parce qu'en tout cas, il restreindra dans les mains du cultivateur la jouissance pleine et entière de sa chose, il lui interdira la faculté de disposer des fruits de ses labeurs et l'empêchera de spéculer sur la vente de sa récolte, droit cependant que les défenseurs de la théorie de l'honorable M. Dumortier veulent bien lui reconnaître.

Je sais bien, messieurs, qu'on a dit que devant le grand intérêt de l'alimentation du peuple, que pendant une crise alimentaire, l'agriculture devait faire des sacrifices et qu'elle saurait se les imposer sans murmures.

Sans doute, le bien public doit prédominer les intérêts quelque respectables qu'ils soient, d'une classe des habitants ; mais vous admettrez, aussi que vous ne pourrez recourir à un moyen aussi odieux que celui qui équivaut à une véritable expropriation du bien d'autrui, que pour autant qu'il soit un remède efficace et indispensable à de grands maux.

Or, messieurs, je l'ai déjà dit, pour mon compte je considère la prohibition de sortie des céréales comme inutile.

Quel sera en effet le résultat de l'adoption de la mesure proposée arrivera ou bien que les prix ne diminueront pas, ou bien que, s'ils diminuent, la baisse ne sera que momentanée.

Les prix des grains se maintiendront élevés, si les importations des céréales deviennent moins actives, car en ce moment où les importations surpassent de beaucoup les exportations, les prix des céréales sont en Belgique à peu près à la même hauteur que dans les pays voisins. Comment voulez-vous que les prix baissent, lorsque par la prohibition de sortie, en entravant les relations commerciales, vous aurez diminué la chance des importations et par conséquent augmenté celle d'avoir le grain moins abondant sur nos marchés ?

Dans la seconde hypothèse, messieurs, c'est-à-dire, si comme aujourd'hui les grains continuent à arriver avec abondance dans le pays, je veux bien admettre qu'ils se vendent moins cher, mais je dis que cela n'aura lieu que momentanément, par la raison bien simple que le bas prix écartera bientôt de nos marchés les céréales étrangères. Nul ne soutiendra sans doute que le commerce, pour avoir la satisfaction de nous être utile, viendra donner dans le pays des grains à un prix moins avantageux que celui qu'il pourra en obtenir à l'étranger.

Et c'est dans ce cas qu'il est vrai de dire que nous mangerons le grain des cultivateurs que nous aurons expropriés, c'est alors qu'il est vrai de dire que nous aurons imposé des sacrifices aux plus malheureux, parce que forcés de vendre, ils n'auront pu attendre que l'équilibre dans les prix ait été rétabli.

Et ces sacrifices nous les leur aurons fait supporter inutilement.

Aujourd'hui vous avez dans le pays pour la nourriture du peuple plus de grains que celui qu'il a produit, veuillez donc m'expliquer pourquoi le prix continuerait à se maintenir plus bas, lorsque les ressources que vous donnent les importations deviendront nulles, lorsque vous n’aurez plus de quoi combler le déficit existant ?

On ne viendra pas soutenir sans doute que la prohibition à la sortie qui ferait momentanément baisser les prix, sera de nature à encourager l'introduction des céréales dans le pays. Eh bien, il faudrait aller jusque-là pour prétendre que la baisse dans les prix sera permanente.

En réalité la mesure proposée sera donc inutile et je dis de plus qu'elle est dangereuse.

Et voici, selon moi, où est le danger qu'elle renferme, c'est que non seulement elle fera tôt ou tard hausser le prix des céréales, mais qu'elle pourra compromettre sérieusement nos approvisionnements.

En effet, comme l'a très bien fait remarquer l’honorable M. Osy, le commerce veut la stabilité, l'assurance que les relations qu'il fait naître ne seront pas troublées ; le commerce, ou ne cesse de le dire, est ennemi des entraves.

Et ici je me permets de faire un appel au bon sens de mes honorables adversaires.

Je me permets de demander aux partisans de l'amendement de l'honorable M. Dumortier, qu'ils veuillent bien me dire :, ils ne seront pas bien plus disposés à faire une entreprise commerciale dans un pays où ils auront, comme on dit, leurs coudées franches, que de faire une spéculation, là où ils craindront de la voir arrêtée, peut-être compromise par des entraves, par des dispositions législatives peu stables, consacrant à peu d'intervalles les systèmes les plus opposés.

Quand, messieurs, mes honorables adversaires se décideront-ils à approvisionner nos magasins plutôt que ceux de l'Angleterre ou de Hollande ;?

(page 78) Ce sera alors et seulement alors que l’élévation des prix en Belgique leur donnera une juste compensation des entraves qu'ils éprouveront, des formalités qu'ils auront à remplir en devant recourir au commerce en entrepôt.

Et qu'on ne dise pas, messieurs, que ce genre de commerce ne présente pas des inconvénients.

Je ne veux pas les énumérer tous, je me contenterai de vous faire remarquer qu'un des inconvénients les plus graves pour le négociant en grain, c'est de faire connaître au public ses affaires, leur étendue, l'état de ses magasins, surtout lorsque les prix sont à la veille d'une baisse.

Eh bien, messieurs, ce que feraient, sans nul doute, les défenseurs de l'amendement, les négociants en grains les plus honorables le font déjà là où existe une législation qui proclame indirectement une prohibition de sortie.

Vous avez pu lire, messieurs, dans des journaux, que beaucoup de, commerçants ont réexpédié en Angleterre des cargaisons nombreuses de céréales arrivées d'Odessa à Marseille.

La même chose s'est faite pour des quantités de farine venues d'Amérique au Havre, et veuillez bien le remarquer, cela a eu lieu lorsque les prix des grains étaient même en hausse sur les marchés de l'intérieur.

Ne voyons-nous pas d'ailleurs encore aujourd'hui des négociants français faire emmagasiner dans un port français, leurs céréales sous le nom d'une maison de commerce anglaise.

Ne voyons-nous pas les meuniers français garder leurs approvisionnements dans des magasins situés à l'étranger ;?

Pourquoi en est-il ainsi, messieurs ? C'est parce que le négociant veut avec raison placer sa propriété dans l'endroit où il pourra le mieux en disposer, là où il pourra exercer sur elle le contrôle le plus illimité ; là où il pourra avec plus de sécurité courir les chances du marché le plus libre, là, en un mot, où il sera à l'abri des fausses doctrines et des prohibitions qui peuvent faire naître pour son commerce les dangers les plus sérieux.

Maintenant s'il est vrai que les importations des céréales diminuent, s'il est vrai qu'une baisse, même momentanée, dans les prix en arrêtera les arrivages, qu'arrivera-t-il ?

Il arrivera que le déficit considérable et non contesté que nous avons dans les denrées nécessaires à la nourriture du peuple ne sera pas comblé.

Il arrivera que l'on ne livrera à la consommation que les grains que le pays a produits, grains dont la quantité est reconnue insuffisante ; nos magasins se videront donc et la demande devenant bientôt plus forte que l'offre fera considérablement augmenter les prix.

Je sais bien qu'on me répondra que si les prix haussent, les spéculateurs qui ont l'œil ouvert feront entrer dans le pays de grandes quantités de céréales.

Mais ne vous faites pas illusion, messieurs ; si je veux bien admettre que l'équilibre se rétablira dans les prix, je soutiens qu'il faudra quelque temps avant d'obtenir ce résultat et que cela n'arrivera qu'après que les prix auront éprouvé bien des fluctuations.

Les importations des céréales, d'une matière aussi pondéreuse et qu'il faut se procurer au loin, ne s'improvisent pas ; les commerçants se hâteront d'autant moins de nous venir en aide que nous nous serons montrés plus déliants et moins loyaux à leur égard.

Certes lorsque nos greniers seront moins approvisionnés parce qu'ils seront restés quelque temps sans être alimentés par les céréales étrangères, ils ne s'emploient pas aussi vite que vous pourriez le croire, et quand cela aura lieu ce ne sera qu'aux conditions les plus onéreuses.

Si donc vous commencez à manger votre grain à plus bas prix même si vous le voulez pendant quelque temps, prenez garde de payer un jour bien cher votre imprévoyance, prenez garde d'avoir, par un bien-être passager et trompeur, nourri des espérances vaines, éphémères et pleines de dangers.

Projet de loi accordant un crédit supplémentaire au budget du ministère de la justice

Dépôt

M. le ministre des finances (M. Liedts). - Messieurs, d'après les ordres du Roi, j'ai l'honneur de déposer un projet de loi ayant pour objet d'augmenter de 4,400 fr. le crédit porté dans le budget du département de la justice pour le personnel des cours d'appel.

- Ce projet sera imprimé et distribué. La chambre le renvoie à l'examen des sections.

Projet de loi autorisant un transfert de crédits au sein du budget du ministère de la guerre

Dépôt

M. le ministre des finances (M. Liedts). - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer un second projet de loi, ayant pour objet d'obtenir un transfert au budget de la guerre pour l'exercice courant, transfert destiné à combler le déficit que présente le crédit pour fourniture de fourrages à l'armée, par suite du renchérissement des denrées alimentaires.

- Ce projet sera imprimé et distribué.

M. Osy. - J'en demande le renvoi à l'examen de la section centrale du budget de la guerre.

- Adopté.

Proposition de loi exonérant de droits d’enregistrement les demandes en naturalisation faite par les habitants des territoires cédés en 1839

Rapport de la section centrale

M. Vander Donckt. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné la proposition de loi de MM. Orban et consorts.

- Ce rapport sera imprimé, distribué et mis à la suite de l'ordre du jour.

Ordre des travaux de la chambre

M. Orts. - Messieurs, pendant que la chambre est encore en nombre, je demanderai la permission de l'entretenir de son ordre du jour.

Le projet de code forestier avait été mis à l'ordre du jour d'hier, la chambre connaît l'événement qui a frappé M. le ministre de la justice dans ses affections les plus chères et les plus légitimes, je me suis adressé à lui pour savoir à quelle époque il pourrait prendre pati à la discussion du projet de code forestier. M. le ministre m'a témoigné le désir qu'on ajournât cet objet à jeudi prochain, n'ayant pu s'occuper de l'examen ni des amendements du sénat, ni des amendements de la section centrale.

Je propose en conséquence de poslposer cet objet et de le mettre à l'ordre du jour de jeudi.

- Cette proposition est adoptée.

Projet de loi sur les denrées alimentaires

Discussion générale

M. le président. - M. de Mérode a déposé un sous-amendement à la proposition de M. Dumortier. Il est ainsi conçu :

« Je propose d'appliquer l'interdiction des ortie des céréales proposée par M. Dumortier, depuis Mouscron jusqu'au point de jonction de la frontière de France et de la frontière du grand-duché de Luxembourg. »

Cet amendement sera imprimé et distribué.

La discussion générale continue.

M. Desmaisières. - Messieurs, si j'arrive un peu tard dans cette discussion, c'est que, je dois l'avouer franchement, j'ai longtemps hésité entre les deux opinions qui se trouvent en présence. Ayant trouvé ce matin dans le Moniteur le tableau des exportations et des importations en céréales, j'ai cru devoir établir une nouvelle comparaison de ces chiffres. Ce sont les résultats de cette comparaison qui m'ont fait adopter l'amendement de mon honorable ami, M. Dumortier. Voici les résultats de ces comparaisons.

Du 1er janvier au 31 juillet, alors qu'il y avait des droits à payer à l'entrée, que par conséquent les importations déclarées en consommation étaient réelles, nous avons eu une exportation en froment de 176,887 kilogrammes ; l'importation a été de 48,522,785 kilogr., par conséquent on a importé plus qu'on n'a exporté 48,345,398 kilogr., c'est-à-dire que la quantité importée en plus est égale à 273 fois celle qu'on a exportée. Pour le mois d'août, alors que la situation de nos récoltes a commencé à être connue, que la crise a commencé, nous avons exporté 1,068,498 kil. et importé 5,633,489 kil., par conséquent 4,564,991 de plus qu'on n'a exporté. Donc la quantité importée en plus de celle exportée est égale à quatre fois et demie environ le chiffre des exportations. Ainsi voilà l'excédant des importations sur les exportations descendu tout à coup avec le commencement de la crise de 273 fois à 4 fois le chiffre des exportations. En septembre les exportations atteignent le chiffre de 2,451,660 kilogrammes. Je vous ferai grâce des chiffres, je vous dirai seulement le résultat.

Or le résultat a été que l'excédant des importations sur les exportations s'est trouvé égal à près de cinq fois le chiffre des exportations ; en octobre, cet excédant n'est que de huit, fois, et en novembre, pour vingt jours, de moins de cinq fois le chiffre des exportations.

Pour le seigle, voici quelles ont été les proportions : du 1er janvier au 31 juillet, l'excédant des importations sur les exportations a été égal à 61 fois le chiffre des exportations ; au mois d'août il a été égal à 14 fois et demie ; en septembre, à une fois et un dixième ; en octobre au huitième, et en novembre, pour 20 jours, au quarantième.

Vous voyez, messieurs, quelle décroissance il y a dans l'excédant des importations sur les exportations.

Il ne faut pas perdre de vue que pendant la période du 1er janvier au 31 juillet il y avait des droits d'entrée à payer, par conséquent les déclarations d'importation pour la consommation étaient réelles, tandis que depuis l'arrêté royal du mois d'août qui a supprimé les droits d'entrée en maintenant la libre sortie, les déclarations d'importation pour la consommation ont été en grande partie fictives.

Ainsi vous le voyez, l'excédant des importations sur les exportations va en diminuant très fortement.

Je crains, d'après ce qu'ont fait connaître les adversaires de la proposition de M. Dumortier eux-mêmes, que ces chiffres ne finissent par se renverser, c'est-à-dire de voir les exportations dépasser les importations si nous maintenons le régime actuel.

Ne perdons pas de vue que les honorables ministres des finances et de l'intérieur, ainsi que tous les adversaires de la proposition, l'ont dit, il y a dans ce moment pénurie de moyens de transport pour importer des grains de l'étranger.

On manque non seulement de navires, mais encore de marins. D'un autre côté, les circonstances politiques de l'Orient sont un obstacle aux importations de grains dans notre pays. Ce sont là les seuls motifs qui m'ont fait pencher pour la proposition de l'honorable M. Dumortier.

- Plusieurs membres. - A lundi !

M. Coomans. - Je demande que la séance continue ; il n'est que trois heures et demie.

- La chambre, consultée, décide que la séance sera continuée.

M. le président. - La parole est à M. Manilius.

M. Manilius. - J'y renonce.

M. Rogier. - Messieurs, la clôture avait été tout à l'heure demandée et j'y étais contraire, parce qu'on faisait remarquer que divers représentants n'avaient pu émettre encore leur opinion, alors que cette (page 79) opinion avait été l'objet de diverses attaques. On interpellait ceux que l'on désigne sous le nom de libre-échangistes ou d'économistes ou de théoriciens et on leur demandait : Mais que sont devenus vos principes ? Vous proclamiez la nécessité d'un système libéral en fait de denrées alimentaires : vous vouliez la liberté à l’entrée ; vous vouliez la liberté à la sortie ; vous avez renoncé aujourd'hui à votre système libéral en ce qui concerne la sortie des produits.

Messieurs, on n'avait pas le droit d'adresser de pareils reproches à l'opinion que nous représentons ; nos amis soutiennent, continuent à soutenir la liberté à l'entrée, la liberté à la sortie, comme deux principes solidaires et inséparables.

L'honorable rapporteur de la section centrale vient déjà sous ce rapport de faire connaître son opinion. Nous nous associons à cette opinion, nous ne partageons pas l'opinion de ceux qui, acceptant aujourd'hui la liberté d'entrée qu'ils ont autrefois si vivement repoussée, veulent prohiber en même temps à la sortie les produits agricoles. Nous repoussons un pareil système et, pour le dire tout de suite, nous regrettons que le système consacré par la législation du 22 février 1850 ait souffert des atteintes et aille probablement souffrir des atteintes par la loi qui succédera à l'arrêté royal qui est venu prohiber la sortie de certains produits agricoles.

On a dit, messieurs, que de grands pas avaient été faits depuis 1845. Cela est vrai ; de très grands pas ont été faits, de très grands progrès ont été réalisés, et nous nous en félicitons. Depuis 1845, nous, partisans d'un régime libéral en matière de douane et notamment en matière de denrées alimentaires, nous possédons, de fait ou de droit, un régime libéral en Belgique. De fait ou de droit, de 1845 à 183, c'est-à-dire pendant 8 années, nous avons joui de la liberté d'importation des céréales.

Sous ce rapport, messieurs, nous croyons que ce grand principe, qui avait été, jusqu'au mois de mai 1845, si violemment combattu comme devant entraîner la ruine de l'agriculture, comme ne renfermant que calamités et désastres, nous croyons, dis-je, que ce grand principe est maintenant hors de tout débat.

Mais souvenons-nous, pour mieux nous féliciter du grand pas qui a été fait, des grands succès qui ont été obtenus, souvenons-nous qu'au mois de mai 1845 la majorité de cette chambre, loin de vouloir adopter un pareil principe, trouvait que le principe prohibitif de 1834 ne suffisait pas ; et, qu'après avoir adouci quelque peu la proposition exorbitante comme sous le nom de proposition des vingt et un, cette même majorité a cependant voté, au mois de mai 1845, une aggravation de régime pour les denrées alimentaires.

Au mois de mai 1845, la majorité d'alors, que nous combattions, proclamait la loi de 1834 insuffisante et ajoutait une aggravation de droit à l'entrée des céréales étrangères prétenduement pour protéger l'industrie agricole. Alors, la majorité trouvait qu'il n'y avait sécurité, avantage pour l'industrie agricole qu'à la condition d'obtenir 25 francs comme prix normal de l’hectolitre de froment. Ce n'était qu'à partir de 25 francs que l'on commençait à songer au consommateur.

Aujourdhui, on n'en est plus là et j'en félicite la Chambre et le pays.

A peine cette loi avait-elle été votée, je ne dirai pas à la suite de quelle malheureuse tactique (ces époques sont passées, nous n'y revenons plus), qu'arriva la crise alimentaire ; et les auteurs mêmes de cette malheureuse loi de 1845 furent forcés de proclamer la libre entrée des denrées alimentaires. A la fin de mai 1845 on avait aggravé le régime des droits, et au mois de septembre suivant on supprimait tous les droits à l'entrée. J'ajoute que déjà au mois de mai s'annonçait une augmentation de prix, ce qui força un des sénateurs partisans des droits protecteurs, de s'abstenir en disant que le moment n'était pas bien choisi pour augmenter les droits.

Ainsi, voilà les grands résultats obtenus depuis 1845, et c'est là le bon effet des mesures libérales qu'une fois établies, on ne les lâche plus, on n'y revient plus. Depuis 1845, nous avons, en fait comme en droit, joui du régime libéral, de la libre entrée des céréales, entrée libre ou avec un droit très modéré. Mais de 1845 à 1850, le système, à nos yeux, laissait quelque chose à désirer. En même temps qu'il admettait la libre entrée des produits agricoles étrangers, il consacrait la défense absolue ou facultative de l'exportation.

Il y avait là, on ne doit pas se le dissimuler, un traitement injuste pour le producteur agricole : il n'était pas juste, alors que vous soumettiez l'industrie si importante, si essentielle de l'agriculture, au régime de la libre concurrence, de soumettre ses produits au régime de la prohibition. Il était souverainement injuste, selon nous, de dire au producteur agricole : Vous aurez à supporter la concurrence des produits étrangers ; et, en outre, il vous sera fait défense de vendre vos produits là où vous voudrez, là où vous pourrez.

Un pareil système, je le déclare sans détour, n'est pas soutenante ; aux yeux de la logique ni aux yeux de l'équité ; et, quant à moi, c'est de bonne foi, quand j'ai défendu les principes libéraux en matière commerciale, que j'ai voulu que ces principes fussent appliqués dans toute leur étendue, non pas seulement pour recevoir les produits étrangers, mais encore, et à plus forte raison, pour exporter nos propres produits.

Cela, messieurs, est tellement vrai que, bien que la législation de 1847 et de 1848 autorisât le gouvernement à prohiber à l'exportation de certaines denrées alimentaires, le ministère d’alors s'est constamment refusé à céder à ce que j'appellerai ce préjugé populaire, bien, messieurs que nous fussions alors au milieu d'uue crise alimentaire, politique et financière tout à la fois ; bien que nous fussions alors à une époque voisine de celle où l'émeute, où le peuple avait joué un si grand rôle autour de nous, nous ne crûmes pas devoir céder aux avis plus ou moins alarmants qui nous arrivaient de divers côtés ; nous crûmes que le gouvernement, ayant pour lui le bon droit et la justice, il devait maintenir d'une main ferme l'égalité pour tout le monde, il ne devait pas permettre que, sous prétexte d'émeute possible, on vînt à priver le producteur agricole, le marchand de denrées alimentaires, du juste bénéfice sur lequel il était en droit de compter par la libre exportation de ses produits ; et, messieurs, bien que les circonstances fussent certes au moins aussi difficiles que celles d'aujourd'hui, il n'y eut aucune réalisation de ces menaces, de ces craintes, de ces dangers, qu'on nous avait annoncés. Les denrées continuèrent d'arriver librement dans le pays ; elles continuèrent de sortir librement du pays et nous traversâmes, sans aucune espèce d'inconvénient, ces moments difficiles.

Je n'ai nulle intention d'incriminer la conduite, et encore moins les intentions des honorables ministres ; ils ont cru que, dans les circonstances données, ils devaient, tout en maintenant le principe de la libre sortie pour les céréales, faire une exception en ce qui concerne la sortie des pommes de terre. Quant à moi, je n'aurais pas été jusque-là. Je ne puis donc qu'exprimer le regret que le cabinet ait cru devoir entamer le principe définitivement consacré par la loi de 1850 et introduire une exception en ce qui concerne les pommes de terre.

Il est évident, messieurs, que c’était ouvrir la porte aux propositions qui viennent de nous être faites quant à la sortie des céréales.

Si, messieurs, par la prohibition de.s pommes de terre à la sortie, on espère en procurer un plus grand nombre au pays, on espère arriver à un abaissement de prix de cette denrée, il sera bien difficile de comprendre comment le même procédé, appliqué à d'autres produits, n'amènerait pas le même résultat.

Il semble qu'il y a ici une analogie assez complète entre les différents genres de produits, et que ceux qui soutiennent la défense de sortie des pommes de terre et s'opposent à la défense de sortie des céréales, soutiennent un système assez peu logique.

Je ne veux pas m'étendre longtemps, messieurs, sur la proposition de l'honorable M. Dumortier. Il me paraît que dès maintenant le sort de cette proposition est fixé et qu'elle sera repoussée par une immense majorité.

On nous dit : Dans quelle contradiction sont tombés les défenseurs du libre échange, les défenseurs de la liberté commerciale ! Les voilà qui acceptent la prohibition à la sortie !

Messieurs, je viens de vous dire que nous n'acceptons pas, nous et beaucoup de nos honorables amis, la prohibition à la sortie.

M. Dumortier. - Ce n'est pas là la contradiction que j'ai signalée.

M. Rogier. - C'est M. Malou qui nous a fait le reproche d'avoir accepté la prohibition à la sortie en 1845.

C'est vrai, messieurs, lorsque les honorables MM. Dumortier, Malou et autres économistes (je crois pouvoir, à mon tour, les appeler ainsi, car il y a différentes espèces d'économistes ; il y a des économies politiques de différentes couleurs) ; mais lorsque ces messieurs, qui, au mois de mai 1845, voulaient renforcer le système douanier contre les céréales étrangères, lorsque ces mêmes économistes venaient vous proposer, au mois de septembre, ce qui réalisait toutes nos espérances, la liberté d'entrée, la liberté d'importation des céréales, nous acceptâmes des deux mains cet immense revirement de principe.

M. Dumortier. - Il n'y avait pas de revirement.

M. Rogier. - Nous considérâmes cela comme un grand succès, comme un pas immense ; nous nous empressâmes de mettre la main sur ce projet de loi, et depuis lors nous y tînmes si bien la main qu'on n'y a plus touché.

M. Dumortier. - Permettez-moi de rectifier les faits.

M. Rogier. - J'explique comment nous, adversaires de la prohibition à la sortie, nous la votâmes en 1845. Pourquoi, messieurs ? Parce qu'on nous l'apportait avec un principe bien plus précieux pour nous, avec ce grand principe de la liberté d'importation, principe pour lequel ayant combattu depuis 1834, nous avions été réduits à un isolément en quelque sorte ridicule à la chambre, et lorsque nous voyions ce même principe prévaloir à la chambre, apporté par nos propres adversaires, nous aurions manqué de sens commun en n'acceptant pas immédiatement ce principe, même avec quelques dispositions que nous considérions comme mauvaises.

M. Dumortier. - Tout cela était dans l'échelle mobile. (Interruption.)

M. Frère-Orban. - Il faut proposer de la rétablir.

M. Rogier. - Nous acceptâmes donc alors la défense d'exportation ; mais nous la votâmes avec la liberté d'importation, et quand nous fûmes les maîtres à notre tour, quand nous eûmes la majorité, nous conservâmes le principe de la libre importation et nous repoussâmes le principe de l'exportation prohibée.

En 1848, quand la loi nous autorisa à prohiber les denrées alimentaires à la sortie, nous refusâmes, malgré un grand nombre de réclamations, (page 80) nous refusâmes de la manière la plus énergique de céder à cette pression du dehors et nous conservâmes la liberté à la sortie.

Voilà ce que nous fîmes en 1848 et en 1849, et en 1850, nous avions tellement compris la bonté et la justice du principe que nous refusâmes formellement de laisser introduire dans la loi la faculté pour le gouvernement de prohiber à la sortie.

Cette faculté avait été proposée par la section centrale ; nous la repoussâmes. Elle fut reproduite en séance publique par l'honorable M. Vermeire ; nous combattîmes la proposition de l'honorable M. Vermeirc et personne alors ne se leva pour appuyer cette proposition.

M. Dumortier. - Cela est inexact. ; je me suis levé pour.

M. Rogier. - Personne ne parla pour la proposition déposée par l'honorable M. Vermeire ; à mon tour je suis en droit de dire que si en 1845, nous avons adopté la prohibition comprise dans ce grand principe de liberté, vous avez adopté aussi en 1850 le principe de la non-prohibition à la sortie. Personne dans cette enceinte, je le répète, ne s'est levé pour le combattre.

Je le combattis par quelques paroles, et honorable M. de Brouwer de Hogendorp se leva après le ministre, déclarant qu'il voulait parler dans le même sens, mais que puisqu'il n'y avait aucune objection il s'abstenait. Dès lors je dois croire que ceux qui sont aujourd'hui partisans de la prohibition à la sortie avaient aussi fait leur deuil de ce système et renoncé à la prohibition à la sortie, aussi bien qu'à la prohibition à l'entrée. Aujourd’hui on demande la prohibition à la sortie, mais j'engage mes honorables amis à bien prendre garde aux conséquences de la proposition qui est faite.

Je ne puis me l'expliquer, car elle serait inexplicable de la part des soi-disant protecteurs-nés de l'agriculture, je ne puis me l'expliquer que par certaines conséquences qu'on se réserve de tirer de son adoption éventuelle. L'honorable M. Dumortier l'a avoué, il regrette encore le système de 1834, même aggravé par la proposition de 1845 ; si, par la prohibition à la sortie, on entame le système du 22 février 1850, ne voudra-t-on pas l'entamer plus tard d'un autre côté non moins sensible aux adversaires du système prohibitif ? Ne viendra-t-on pas vous dire : Le système qui consacre la libre entrée en même temps que la prohibition à la sortie, est un système tout rempli d'iniquité ; il est impossible que l'agriculture reste sous le poids d'un pareil régime ; admettre, d'une part, la concurrence des blés étrangers, et, d'autre part, défendre la sortie, c'est un système qu'on ne saurait maintenir.

Voilà, messieurs, ce qu'on viendrait vous dire, et mon avis est que ce système, en effet, ne serait pas soutenable, que nous ne pouvons pas l'adopter sans être inconséquents et injustes.

Quel est le motif, messieurs, pour lequel on demande la prohibition à la sortie des produits agricoles, céréales ou pommes de terre ? Car il y faut tout comprendre ;!C'est parce que le prix en est élevé et qu'on voudrait obtenir une baisse. (Interruption.) L'honorable M. Rodenbach vient de dire : « La houille. » Je demanderai, moi, aux producteurs de houille ce qu'ils diraient si, en les livrant à la concurrence des produits étrangers, on voulait, sous prétexte que la houille est aujourd'hui à un prix élevé, prohiber la houille à la sortie ?

Je crois que les producteurs de houille trouveraient un pareil système, trouveraient une pareille économie politique détestable. Ils diraient qu'ils aiment beaucoup mieux l'économie politique d'aujourd'hui. Messieurs, ce qui est vrai pour la houille est vrai, je n'hésite pas à le dire, pour les produits agricoles. Je sais que ceux-ci ont cette importance spéciale, ce caractère essentiel de procurer l'alimentation du peuple, mais on peut dire aussi de la houille qu'elle a ce caractère essentiel de procurer, ce qui n'est pas moins nécessaire au peuple, le moyen de se préserver des rigueurs de l'hiver.

- Plusieurs membres. - Et le travail ?

M. Rogier. - Messieurs, j'ai d'autant moins compris, je dois le dire, la mesure qui a frappé de prohibition les pommes de terre, que pour les pommes de terre la situation n'est pas la même que pour les céréales : d'abord la production de 1853 a été plus considérable que pendant les trois années antérieures ; et en second lieu, l’importation des pommes de terre étrangères était plus considérable que l'exportation à l'époque où l'arrêté de prohibition a été pris.

M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - C'est une erreur.

M. Rogier. - D'après les documents officiels, du 1er janvier à la fin d'août, nous avions importé 5,502,260 kil. et exporté seulement 3,226,580 kil. Au 15 novembre 1853, d'après le tableau qui nous a été remis par M. le ministre de l'intérieur, nos importations en pommes de terre s'élevaient à 99,873 hectolitres et les exportations ne montaient qu'à 75,121 hectolitres.

M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Pendant combien de temps ?

M. Rogier. - Depuis le 1er janvier jusqu'au 15 novembre.

M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Voyez l'exportation des derniers jours.

M. Rogier. - L'exportation est devenue un peu plus forte dans les derniers temps, mais l'importation avait toujours lieu ; ainsi au mois d'août l'exportation avait été de 7,170 hectolitres et l'importation de 3,141 hectolitres.

Mais fallait-il, pour quelques milliers d'hectolitres d'exportation en plus, jeter tout à coup la perturbation dans le système consacré par la loi de 1850, système qui avait traversé des moments dilliciles, avec le plus grand succès ; système qui avait été une transaction dans cette interminable et épineuse discussion des denrées alimentaires. Nous avons consacré le principe de la liberté d'entrée, et comme conséquences le principe de la liberté de sortie. On s'est trop pressé de rompre cet équilibre. Si l'on s'était abstenu de cette mesuure, nous n'aurions pas à recommencer pour la trentième fois ces discussions sur les questions des denrées alimentaires ; discussions qui peuvent avoir leur intérêt, mais qui ont aussi leurs inconvénients.

Messieurs, il faut être juste pour tout le monde, et notamment pour l'industrie qui a à subir de par la loi la concurrence étrangère. Pourquoi devons-nous rester libéraux vis-à-vis de l'industrie agricole, en ce qui concerne la libre disposition de ses produits ? C'est parce que nous devons encourager l'industrie agricole à produire.

Quelle est aujourd'hui la véritable cause del a situation ? C'est que cette industrie ne produit pas assez.

Nous constatons que l'industrie agricole reste au-dessous des besoins du pays jusqu'à concurrence de 500,000 hectolitres, année moyenne. Il faut donc pousser l'agriculture à produire davantage ; c'est ce que nous avons toujours dit ; c'est ce que nous avons toujours tâché de faire dans la faiblesse de nos moyens. Il faut encourager le producteur agricole à faire plus qu'il ne fait.

Eh bien, messieurs, si vous fermez la porte à l'exportation de ses produits, si vous empêchez le producteur agricole de tirer le plus grand parti possible de ses produits, comment voulez-vous l'encourager à produire davantage ? Il produira nécessairement moins.

Quand nous avons consacré par la loi le principe de la liberté de sortie, nous l'avons fait en vue d'encourager l'agriculture, et les faits sont venus confirmer la doctrine. Dira-t-on que depuis que nos produits agricoles trouvent un libre écoulement vers l'Angleterre, la production de ces denrées a diminué ? N'êtes-vous pas frappés, au contraire, de l'augmentation qui s'est manifestée dans cette production, par suite de l'exportation des produits. Plus nous pourrons exporter, plus, nous produirons. Plus nous trouverons de débouchés pour nos produits, plus ces produits seront considérables. Mais si vous fermez toute issue aux produits du pays, si vous les empêchez d'en sortir, s'il n'est pas permis au productenr agricole de disposer de ses produits pour le mieux de ses intérêts, comme on dit en commerce, il ne sera pas disposé à produire davantage.

Voilà tout le problème ; il faut produire plus ; pour produire plus, il faut encourager le producteur ; pour encourager le producteur, il ne faut pas lui interdire la sortie de ses produits.

Messieurs, examinez le tableau des importations et des exportations du pays ; vous serez frappés d'un fait important. Il y a quelques années, nous exportions des fruits pour quelques centaines de mille francs ; en 1850, nous avons exporté pour 4 millions de fruits. Eh bien, les femmes de ménage trouvent fort désagréable que l'Angleterre nous enlève nos fruits ; on dit (dans la cuisine s'entend) que le gouvernement a tort de laisser partir nos fruits, nos légumes, notre beurre, nos œufs pour l'Angleterre. Eh bien, si, cédant à cette économie politique, le gouvernement avait prohibé à la sortie les fruits, les légumes, etc.. il aurait privé, spolié, il faut le dire, le producteur horticole ou agricole, ce qui est la même chose, d'une partie des millions que lui paye l'Angleterre.

Trouverait on ce système très juste ? Je ne le pense pas.

Or, ce qui est vrai pour les céréales, pour les fruits, pour les légumes, ne peut pas être faux pour une seule espèce de produits, uniquement parce que ces produits s'appellent pommes de lerre.

Il paraît que la pomme de terre doit être traitée autrement que les autres produits. On dit que la pomme de terre n'est pas un objet de commerce.

Mais si la pomme de terre n'est pas un objet de commerce, comment, et pourquoi l'exporte-t-on ?

Messieurs, la pomme de terre est un objet de commerce très important. Il ne faut pas traiter la pomme de terre avec dédain. C'est un produit alimentaire très considérable et un produit financier non moins considérable. Ainsi, ces pommes de terre qui ne valent pas la peine qu'on s'en occupe ici, parce qu'elles ne sont pas un objet de commerce, ces pommes de terre, nous en avons exporté en 1848 pour 2,155,000 fr. ; en 1849, pour 1,992,000 francs ; en 1850 pour 1,967,0011 francs. Je dis qu'un objet qui rapporte au producteur belge 2 millions en moyenne, vaut bien la peine qu'on y prenne garde, mérite d'être traité aussi comme un produit plus aristocratique.

On dit que la pomme de terre n'est pas un objet de commerce ; eh bien, un mouvement analogue se manifeste pour les importations. Nous avons importé, en 1850, pour 1,246,000 francs ; en 1851, pour 2,000,046 ; en 1852, pour 1,777,000 francs. Vous voyez, tout cela se balance à peu près, quoique la moyenne des exportations, pendant les six dernières années, l'emporte sur la moyenne des importations ; ce dont je suis charmé pour nos producteurs ; la moyenne de nos exportations de pommes de terre a été, pendant les six dernières années, de 1,329,000 fr., et la moyenne de nos importations, (page 81) de 834,000 fr. ; nous avons donc, en moyenne eu 500,000 fr. d'exportation de plus.

Messieurs, je suis donc pour le maintien de la législation de 1850. En nous rappelant toutes les phases par lesquelles la question avait passé dans les années antérieures, nous devrions tous nous féliciter d'être arrivés, en 1850, à une transaction qui donnait satisfaction au commerce aussi bien qu'à l'agriculture. De 1850 à 1853, la loi avait fonctionne sans inconvénient aucun. On n'avait pas dans cette chambre soulevé de discussion, on avait bien dit à certaines époques que cette loi entraînait la ruine de l'agriculture ; mais c'étaient là des discours d'opposition qui ne reposeraient sur aucune espèce de base. Et aujourd'hui ceux qui les prononçaient n'oseraient pas les reproduire.

En fait, on avait accepté cette loi, cette transaction. Aujourd'hui, je le crains bien, on est venu la remettre en question. On a bien dit qu'il ne s'agissait que de faits, mais de faits qu'on se réserve sans doute de faire consacrer définitivement en principes.

Il est probable que le projet de loi qui vous est soumis sera accepté tel qu'il a été proposé par la section centrale. Je ne veux pas que mes observations sur ce qui s'est passé soient considérées par le ministère comme provenant d'un mauvais vouloir à son égard. Je n'ai nullement le désir, dans cette circonstance pas plus que dans toute autre, de me placer en état d'opposilion. Le cabinet doit trouver juste qu'ayant soutenu un système en 1850, je m'en porte le défenseur aujourd'hui qu'il est attaqué ; que n'ayant pas fait en 1848 ce qu'il a cru devoir faire en 1853, je n'approuve pas chez autrui des actes que je me suis abstenu de poser. Je dis donc qu'il est probable que la loi sera votée telle qu'elle est proposée par la section centrale. Quand on en viendra à l'article à la prohibition à la sortie des pommes de terre, je voterai contre. Tout ce que je dirai de droit d'entrée sur les denrées alimentaires, c'est qu'il avait chance d'être maintenu plus longtemps s'il était resté à 50 c, tel qu'il avait existé en 1849 et que nous l'avions proposé en 1850, je pense qu'il aurait pu être conservé même à l'époque actuelle sans inconvénient. Mais la chambre crut devoir porter le droit à un franc et à cause de cette augmentation, on accorda au gouvernement la faculté d'abolir tout droit. Nous acceptâmes la faculté d'abolir le droit d'entrée, mais nous repoussâmes la faculté d'interdire la sortie. La loi qu'on va faire détruira donc en partie le système consacré en 1850, système qui, je le répète, avait fonctionné sans donner lieu à aucune espèce d'inconvénient. Elle rapportait en outre des produits considérables au trésor.

Ces produits se sont élevés à près de deux millions par an. Le gouvernement, acceptant les propositions de la section centrale, renonce à cette perception. C'est cependant beaucoup que deux millions de moins dans les ressources annuelles du trésor ; c'est beaucoup surtout quand on les rapproche des augmentations de dépenses, et des diminutions, que présenteront les recettes sur plusieurs autres branches du budget.

Je dis que cette perte est très considérable ; le ministère l'a acceptée, je n'ai pas à m'y opposer. Mais je voterai contre l'article qui a pour objet de consacrer la prohibition à la sortie des pommes de terre. Quant à la prohibition des céréales, je crois qu'on n'a pas besoin de la combattre plus longtemps.

- La discussion est renvoyée à lundi.

La séance est levée à 4 heures et demie.