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Chambres des représentants de Belgique
Séance du lundi 2 février 1857

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1856-1857)

(Présidence de M. Orts, deuxième président)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 633) M. Tack procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Vermeire, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.


M. de Brouckere. - Messieurs, des renseignements puisés au greffe m'ont appris que la pétition dont j'ai eu l'honneur d'entretenir la Chambre à la dernière séance avait déjà été l'objet d'un rapport et qu'à la suite de ce rapport elle avait été renvoyée le 9 décembre à M. le ministre de la justice.

Il ne me reste donc qu'à déposer un projet de loi. Ce dépôt, je le ferai incessamment, et ce sera avec plaisir que je le retirerai si, d'ici au jour qui sera fixé pour la discussion, le gouvernement se décide à présenter lui-même un projet de loi.

Le travail pour le dépôt que je me propose de faire ne sera pas difficile ; car dans la pétition même, j'ai trouvé des dispositions qui m'ont paru fort sagement combinées.

- La rédaction du procès-verbal est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Tack communique l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Les habitants de Kerkhove présentent des observations sur la situation que font à l'agriculture les droits sur les houilles et sur les fontes.

« Mêmes observations d'habitants de Huldenbourg, Keyem, Syngem, Hamoir, Ceroux-Mousty, Goy, Vive-Saint-Bavon, Mouzave, Ennezies, des échevins de Nassogne, d'habitants de la Flandre occidentale,, des membres de l'administration communale de Ciplet. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi portant révision du tarif des douanes.


« Les juges de paix des cantons de Namur prient la Chambre d'améliorer leur position. »

- Renvoi à l'examen de la commission chargée d'examiner le projet de loi sur l'organisation judiciaire.


Par dépêche du 31 janvier, M. le ministre de la justice fait connaître que le sieur C.-A. Marck, musicien au 8ème régiment de ligne, renonce pour le moment à sa demande de naturalisation.

- Pris pour information.


M. le président procède au tirage des sections.

Projet de loi, amendé par le sénat, sur les denrées alimentaires

Discussion générale

M. Osy. - Messieurs, je faisais partie de la section centrale qui a examiné le projet de loi présenté par le gouvernement à la fin de l'année dernière ; j'ai été de la majorité qui a demandé qu'à partir du 1er janvier 1858 la sortie des céréales fût libre et que la loi fût définitive. C'est ainsi que la Chambre, après avoir prorogé jusqu'au 15 février la prohibition de sortie, a voté une loi définitive qui devait prendre cours le 1er janvier 1858.

Je regrette beaucoup que le Sénat n'ait pas voté dans le même sens que la Chambre des représentants ; quoique je reste convaincu, plus que jamais, que c'est là le véritable système qui devrait être adopté. Je ne rentrerai pas dans les longues discussions qui ont eu lieu à ce sujet, pour ne pas répéter ce qui a été dit. Lors de cette discussion on a cherché à vous effrayer en disant qu'il suffirait de décréter la libre sortie pour voir arriver chez nous des ordres considérables d'achats pour l'étranger. Nonobstant cette prédiction, depuis notre vote la baisse n'a pas cessé de continuer. Déjà il y a des marchés où le froment se vend à 22 francs, de manière que les craintes qu'on a pu avoir alors doivent disparaître. Cependant le Sénat, qui s'est prononcé à la fin de décembre, n'a pas voulu accepter le projet voté par la Chambre des représentants, il vous propose aujourd'hui de ne pas décréter la libre sortie au 15 février, mais de la reporter au 30 juin.

Il a adopté le premier projet que nous avons voté, mais pour le deuxième qui devait prendre cours au 1er janvier 1858, il dit que la libre sortie n'aura lieu qu'à partir du 30 juin. Pour moi, je ne change rien à mes convictions, mais j'adopterai le projet du Sénat, parce que, d'après la discussion et le rapport, le projet du Sénat au fond se rapproche plutôt qu'il ne s'écarte de l'opinion de la Chambre des représentants, puisqu'il admet en principe la libre sortie, et un droit très modéré à l'entrée.

Si nous repoussons l'amendement du Sénat, nous pouvons avoir un conflit très regrettable. Il est certain qu'au 15 février vous aurez la liberté, vous l'aurez toute l'année courante, mais ce que nous avons voulu éviter par la loi définitive, c'est d'avoir, à époque fixe une nouvelle discussion pour un objet aussi important et qui agite toujours les populations par les pétitions qui nous arrivent en grand nombre et par les articles des journaux qui, selon moi, induisent les populations en erreur.

Je. me suis donc demandé ce qu'il y avait à faire : s'il fallait rejeter l'amendement du Sénat, ou s'il fallait reporter à quatre mois l'application de notre système. Par esprit de conciliation et pour éviter tout conflit, j'ai cru devoir, en section centrale, voter avec la minorité qui s'est montrée favorable à l'amendement du Sénat.

Messieurs, le conflit que nous pourrions avoir avec le Sénat pourrait devenir beaucoup plus grave qu'on ne le pense. Le rapport de la section centrale vous parle de ce qui pourrait arriver lorsqu'on votera le budget des voies et moyens pour 1858. Je crois que c'est pousser la supposition un peu loin ; cependant à la rigueur, je crois que la section centrale a raison. Car, il est certain que toute loi d'impôt doit figurer dans la loi du budget des voies et moyens. Il est vrai que cette loi de céréales est une loi de douanes et qu'on pourrait peut-être la confondre avec les autres lois de douane.

Mais si lorsque nous voterons le budget des voies et moyens, nous ne voulions pas de la loi de 1850, parce que le droit qu'elle établit est beaucoup plus considérable que celui qui a été voté en dernier lieu, nous pourrions très bien, dans le budget des voies et moyens, indiquer les lois de douane sauf celle des céréales. Alors vous auriez la libre entrée et la libre sortie ; vous n'auriez plus rien. Le Sénat, qui voudra l'impôt, pourra peut-être repousser à son tour le budget des voies et moyens et au 1er janvier vous n'auriez pas de budget.

Je crois que ce serait là une mesure extrême ; mais cela peut arriver.

Messieurs, ce que nous avons voulu, c'est avoir une loi définitive. Sans doute en repoussant l'amendement de l'honorable M. Vandenpeereboom et de l'honorable M. de Muelenaere, nous avons voulu voir appliquer immédiatement un régime qui ne le sera que quatre mois et demi plus tard ; il est même vrai que l'ajournement de l'application de ce système sera différé d'un mois de plus que ne le voulaient ces honorables collègues.

Mais je crois qu'il n'y a pas de motif suffisant pour avoir un conflit avec le Sénat et que par esprit de conciliation, il vaut mieux adopter le projet tel qu'il nous est renvoyé. Ce n'est pas sans y avoir mûrement réfléchi que j'ai, avec la minorité de la section centrale, adopté l'amendement du Sénat. Je regrette que la majorité se soit prononcée pour le rejet. J'espère qu'après une mûre discussion, et pour éviter tout conflit, la majorité de la Chambre votera, comme je le ferai, le projet.

M. Magherman. - Messieurs, je viens déclarer tout d'abord que je suis partisan de l'amendement volé par le Sénat, et j'en donnerai en peu de mots les motifs.

La législation restrictive que nous avons votée en 1855, était une exception au droit commun en cette matière, motivée par les circonstances.

Comme il est constaté que, même dans les années les plus abondantes, la Belgique ne récolte pas assez pour sa consommation, nous devons forcément recourir à l'étranger pour nous procurer, le manquant. Ce manquant, nous ne pouvons l'obtenir qu'au prix des marchés étrangers, prix qui doit nécessairement réagir sur celui des grains indigènes : car le détenteur de grains indigènes ne lâchera pas sa marchandise à des prix inférieurs à ceux auxquels on se fournira de grains exotiques. De là la conséquence que, dans la situation de notre pays, le système prohibitif ne doit pas nous procurer, du moins d'une manière sensible et générale, le pain à meilleur marché que le système contraire.

Je dis d'une manière sensible et générale, car sous le régime de liberté le commerce intérieur se livre à plus de spéculations, et ce mouvement relève quelquefois temporairement les prix, principalement sur les frontières de terre et dans les parties de l'intérieur du pays éloignées des ports par lesquels se font les importations.

A ce point de vue, la prohibition présente certains avantages pour ces contrées, dans les moments de crise et principalement dans les premiers mois qui suivent la moisson, alors que le manquant de grains se fait moins remarquer, du moins aux yeux du plus grand nombre. Mais ces avantages disparaissent à mesure que les approvisionnements s'écoulent et que la nécessité des importations devient plus sensible. Alors les prix s'élèvent, et si le commerce d'importation ne se montrait pas actif, nous tomberions d'abord dans les prix élevés, ensuite dans la disette.

Mais ce résultat est-il à craindre ? Non. Le commerce portera toujours son activité vers les pays où il peut vendre avantageusement. Lorsque les prix de la Belgique seront devenus supérieurs à ceux des pays voisins, c'est ici qu'il déversera de préférence ses marchandises. La prohibition à la sortie ne l'arrêtera pas : car pouvant entreposer ses denrées à des conditions favorables, cette légère entrave, si c'en est une, ne lui fera pas choisir une autre direction.

Il est vrai que le commerce préférerait une entière liberté ; mais cela ne nous amènerait pas une cargaison de plus : car, quoi qu'on en ait dit, notre système d'entrepôt n'est pas vexatoire et amène peu de frais.

Voici de quelle manière opère en général le commerce de grains, là où il se trouve établi. Il donne ses ordres d'achat dès que le résultat des récoltes est connu, et que les prix des différents lieux de provenance sont faits ; il fait charger ses navires sans leur donner une destination déterminée, mais il les fait relâcher à Cowes ou à un autre port intermédiaire où leur destination définitive leur est communiquée suivant les besoins qui se produisent sur les marchés de l'Europe. Si les besoins sont plus grands en Belgique, ils prendront le chemin de ce pays ; s'ils sont plus considérables ailleurs, ils suivront une autre route. Qu’on ne dise pas que c'est l'absence de liberté, l’absence surtout de (page 634) système stable qui a empêché jusqu'ici le commerce de céréales de s'établir sur une vaste échelle à Anvers. Non, cela tient à d'autres causes. Le système de l'échelle mobile qui régit la France, qui consacre la plus grande instabilité, et qui a pour résultat actuel, dans ce pays, la prohibition, n'a pas empêché le port de Marseille d'être le lieu de destination d'une quantité immense de navires chargés de céréales.

En principe, il me paraît certain que le système prohibitif ne peut présenter de grands avantages dans notre pays, qui ne récolte pas assez pour sa consommation.

Autrement en serait-il, si le pays récoltait un excédant ; en ce cas la prohibition devrait nécessairement faire fléchir les prix.

Cependant, eu égard à certains faits, on peut conclure que la prohibition offre quelques légers avantages momentanés aux localités éloignées des ports de mer. Ces avantages sont peut-être moins dus à la nature des choses, qu'aux dispositions des esprits : car, quoique logiquement parlant, nos prix doivent se niveler avec ceux de nos voisins, il n'en est pas moins vrai que la plupart de nos fermiers ne se rendent pas compte de ce résultat général, et qu'ils sont moins pressés à approvisionner nos marchés quand ils ont la liberté de sortie en perspective, que lorsqu'ils ont devant eux la prohibition de sortie. C'est ce qui explique la légère augmentation des grains, sur la plupart de nos marchés, qui a suivi le vote de cette Chambre, et la légère baisse survenue à la suite du vote du Sénat.

Mais en somme, ni l'un ni l'autre régime ne peuvent nous procurer les grains à des prix sensiblement différents de ceux de nos voisins. L'expérience de tous les régimes que nous avons subis depuis quelques années est là pour l'attester. Eh quoi ! Si cette différence était sensible, n'y aurait-il pas unanimité dans cette Chambre pour consacrer le régime le plus favorable à l'alimentation du peuple dans les années de disette ! Et que voyons-nous ? Les meilleurs esprits se diviser pour prôner, les uns le système prohibitif, les autres le régime de liberté. Preuve évidente que l'un système n'offre pas d'avantages sensibles sur l'autre.

Messieurs, ce qui me semble le plus important quand il s'agit de passer d'un régime à un autre, c'est de bien choisir le moment de cette transition: car, comme je viens de l'indiquer, cette transition donne lieu à certaines spéculations qui relèvent momentanément les prix. C'est donc une chose fâcheuse d'opérer cette transition au cœur de l'hiver : c'est alors que souvent le travail est moins abondant et que la classe ouvrière a le plus de besoins à satisfaire. C'est pour ce motif que je n'ai pas voté l'amendement de MM. Dumortier et consorts, qui tendait à reculer le régime prohibitif jusqu'au 31 décembre prochain. A cette époque aussi bien qu'aujourd'hui la spéculation serait parvenue à relever les prix, et cela est fâcheux en plein hiver. Mais j'aurais voté l'amendement de M. Thibaut, aujourd'hui adopté par le Sénat, si son auteur l'avait maintenu. J'ai voté successivement les amendements de MM. de Muelenaere et Vandenpeereboom qui reculaient la transition, l'un jusqu'au 31 mai, l'autre jusqu'au 30 avril ; enfin faute de mieux, j'ai volé le projet de loi du gouvernement, parce que, contrairement au résultat qu'amenait le rejet de la loi (suivant moi la rentrée immédiate sous le régime de la loi de 1850), il différait la transition jusqu'au 15 février, époque moins fâcheuse que le 31 décembre et qu'il laissait une porte ouverte aux amendements du Sénat.

Ce résultat alors prévu comme possible nous est offert aujourd'hui C'est assez vous dire, messieurs, que je voterai l'amendement qui nous est proposé.

M. Rodenbach. - Messieurs, je suis d'avis qu'il est dans les convenances d'accepter l'amendement du Sénat. Ce n'est qu'une question de date ; il ne s'agit que de prolonger la prohibition de sortie pendant quatre mois et demi.

Aujourd'hui, le prix du grain diminue ; la baisse est au-delà de 6 fr. par hectolitre. Je ne vois pas qu'il y ait un bien grand mal à ce que le prix des céréales baisse. D'ailleurs l'hectolitre de froment se vend encore en moyenne à 24 francs, et l'hectolitre de seigle à 14 francs. Depuis deux ou trois années le pain a été excessivement cher, ainsi que toutes les denrées alimentaires.

Il est d'autres articles, messieurs, que la bourgeoisie et la classe ouvrière ne peuvent pour ainsi dire pas consommer. Je citera la viande, les œufs et même le beurre. Le prix de ces matières a atteint un taux inabordable pour certaines classes de la société.

Je ne vois donc pas grand mal, messieurs, à ce que l'on puisse manger le pain à meilleur compte.

Messieurs, je crois qu'il n'est pas prouvé, comme on le prétend dans le rapport de la section centrale, que les céréales aient été à beaucoup meilleur marché dans les pays de liberté comme en Hollande et en Angleterre, que dans les autres pays.

J'ai dans mon précédent discours avancé que certaines qualités de céréales n'avaient pas été plus chères en Belgique que dans les deux pays que je viens de citer. Mais ce qui est incontestable, c'est qu'en Belgique nous n'avons pas mangé le pain plus cher qu'en Angleterre et en Hollande.

Des renseignements publiés dans les journaux belges et étrangers nous en ont fourni la preuve. La question pour moi n'est pas douteuse ; et peut bien se discuter victorieusement.

Messieurs, le commerce et l'industrie ne souffriront pas de la mesure dont nous nous occupons. L'agriculture est, depuis quelques années, très prospère. Notre commerce l'est également et c'est surtout le commerce maritime qui a triplé et quadruplé. D'ailleurs, nous avons des entrepôts à l'usage du commerce des grains, les frais y sont minimes. Bien que la prohibition de sortie existe en France, les grains n'en arrivent pas moins en grande quantité à Marseille.

Le commerce nous importera donc toujours des grains, sauf à faire usage des entrepôts.

On veut soutenir qu'il y aurait une diminution dans le prix des céréales si la liberté à la sortie du grain était votée. Je suis convaincu,, messieurs, que cette opinion n'est pas exacte et que dans certaines provinces, par exemple, dans une partie de la Flandre orientale et dans le centre de la Flandre occidentale, notamment dans les arrondissements de Roulers, Courtrai, Ypres et Thielt, si la prohibition était levée, il y aurait une hausse qui serait peut-être de 2 ou 3 fr. par hectolitre. Il est possible qu'il y ait une certaine baisse dans la banlieue des ports de mer, mais dans le centre du pays et sur la frontière les prix monteraient pour ces divers motifs, messieurs, je voterai l'amendement du Sénat, ne fût-ce que par esprit de conciliation.

On dira que c'est une concession que nous faisons au préjugé populaire ; mais, messieurs, on doit quelquefois compter avec l'opinion publique, c'est aujourd'hui le cas, et le vœu que l'on forme dans une grande partie du pays.

Il n'y a pas de mal, en effet, que le grain baisse jusqu'à ce qu'il ait atteint le prix rémunérateur de 20 fr. par hectolitre.

Je le répète, c'est pour le bien du pays que je voterai l'amendement du Sénat, afin qu'on puisse manger le pain à bon compte.

M. Vermeire. - Messieurs, mon intention n'est pas de rentrer dans le fond du débat qui, récemment, a occupé cette Chambre. Je voterai l'amendement du Sénat ; et, si j'ai demandé encore la parole, ce n'est que pour rencontrer une objection faite par le rapport de la section centrale, à savoir que le 30 juin est une époque malheureusement choisie pour passer du régime actuel à un autre régime.

D'après la section centrale les prix des grains seraient plus élevés au mois de juin qu'au mois de décembre.

Je ne pense pas que cette assertion soit rigoureusement exacte ; car après deux récoltes successives dont le produit est celui d'une année ordinaire, les prix seront plus bas au mois de juin qu'au mois de décembre. Si la deuxième récolte est mauvaise, c'est, j'en conviens, vers le mois de juin que les prix sont le plus élevés, parce que à cette époque les approvisionnements faisant défaut, les besoins se font plus vivement sentir, et, conséquemment, agissent sur les prix. L'expérience prouve qu'il en est ainsi. Si nous reportons nos investigations sur les deux dernières époques de disette et les années d'abondance qui les ont suivies, nous remarquons que, après la mauvaise récolte de 1846, c'est au mois de juin que les prix ont été le plus élevés. Au mois de juin 1848, à cause de la bonne récolte de 1847, les prix ont été plus bas qu'au mois de décembre précédent. En effet, on a vendu le froment :

Décembre 1847 à fr. 22 51

Juin 1848 à fr. 16 43

Décembre 1848 à fr. 17 94

Juin 1849 à fr. 17 71.

Il me semble donc que l'époque du 30 juin n'est pas une date si mal choisie...

M. Moreau. - Je demande la parole.

M. Vermeire. - Arrivons à l'époque actuelle.

La récolte de 1851 a donné, d'après les statistiques fournies par le gouvernement, 21 hectolitres par hectare. En décembre 1855, les prix ont été de 37 fr. 32 c. ; en juillet 1856, ils n'étaient que de 34 fr. 66 c., diminution de 2 fr. La récolte de 1856 a été, de nouveau, ordinaire ; eh bien, que remarquons-nous ? Que les prix continuent à descendre et que de 24 fr. 46, taux auquel ils étaient encore en décembre, ils sont déjà descendus à 23 fr. 65 c. Nous devons donc croire que puisque tous les approvisionnements sont en quelque sorte assurés et par les importations que nous faisons encore tous les jours et par les récoltes satisfaisantes que nous avons eues en 1855 et en 1856, les prix continueront à descendre jusqu'au mois de juin prochain, si toutefois la nouvelle récolte, comme il est à espérer, se présente sous des auspices favorables. Donc, à mon avis, l'époque du 30 juin serait mieux choisie que celle du 31 décembre.

Maintenant, avant de terminer, je ferai une dernière observation, à savoir qu'aucune plainte n'est arrivée à la Chambre contre le système actuel ni de la part du commerce, ni de la part des consommateurs, ni de la part des producteurs de blé ou des agriculteurs ; c'est là pour moi une considération puissante qui milite en faveur du système actuel, au moins jusqu'à l'époque à laquelle nous pourrons en sortir sans secousse.

Voulant rester conséquent avec le premier vote que j'ai émis dans cette question, je voterai pour le projet de loi, tel qu'il a été amendé par le Sénat.

M. de Muelenaere. - D'après un vote de la Chambre des représentants, le froment, l'épeautre mondé et non mondé, le seigle, le sarrasin, le maïs, les farines et moutures de toutes espèces, devaient devenir libres à la sortie, à dater du 15 de ce mois.

Lors de la discussion de ce projet de loi, j'avais proposé de proroger la prohibition jusqu'au 31 mai. Celle proposition ne fut pas accueillie, mais l'amendement de notre honorable collègue, M. Vandenpeereboom, fixant la libre sortie au 30 avril, n'a échoué que devant la disposition de l'article 74 du règlement, d'après lequel, en cas de partage des voix, la proposition mise en délibération est rejetée.

(page 635) Vous voyez que la Chambre était assez hésitante sur l'époque à laquelle il convenait de fixer la libre sortie et qu'elle n'envisageait nullement cette époque comme une chose sacramentelle.

Que fait le Sénat ?

Amendant le projet primitif, cette assemblée est d'avis que la prohibition à la sortie doit continuer à subsister jusqu'au 30 juin.

C'est la seule différence entre le projet adopté par la Chambre et celui voté par le Sénat.

Le Sénat désire que le pays reste pendant quatre mois de plus sous l'empire de la loi qui nous régit actuellement.

Comme l'a fait observer judicieusement un honorable membre de votre section centrale, il n'y a dans ce vote qu'une question de date.

Ainsi que je l'ai dit dans la première discussion, je m'explique parfaitement la divergence d'opinion qui se manifeste dans un débat d'un si grave intérêt, et à l'égard duquel dans un grand Etat qui confine à toute notre frontière du midi, on semble professer des opinions diamétralement opposées à celles qu'on cherche à faire prédominer en Belgique. Toutes ces opinions sont loyales, consciencieuses, désintéressées, et nous devons mutuellement les respecter. De part et d'autre, ceux qui les professent n'ont d'autre mobile que devenir au secours des classes laborieuses et souffrantes et d'aider au développement de la prospérité générale.

Les uns pensent qu'on n'arrivera à un résultat satisfaisant que par la liberté ; d'autres sont convaincus que, dans un temps de crise, on doit, autant que possible, conjurer le mal par des mesures temporaires ; d'autres enfin proclament bien haut l'impuissance du gouvernement et des Chambres législatives, contestent les effets attribués aux deux systèmes, celui de la liberté et celui de la protection et sont d'avis que la Belgique, quoi qu'on fasse, n'aura jamais du pain à un prix sensiblement inférieur au prix des pays qui nous avoisinent.

J'estime avec votre section centrale qu'il serait aussi inutile que fastidieux d'aborder le fond de ce problème en quelque sorte insoluble jusqu'à présent. Un intervalle de quarante jours nous sépare à peine de cette longue et laborieuse discussion, dans laquelle toutes les questions relatives à l'alimentation publique ont été traitées sous leurs diverses faces, mûrement examinées, débattues et approfondies. Espérons que l'expérience nous conduira à une de ces solutions qui pourra être acceptée par toutes les opinions.

Mais au milieu de ce conflit de théories plus ou moins ingénieuses et probables, qui se combattent les unes les autres, il faut provisoirement savoir tenir compte de la situation réelle du pays et de celle des esprits.

A tort, selon les promoteurs de la libre sortie, avec raison, selon les partisans de la prohibition, une législation exceptionnelle a été introduite pendant les années calamiteuses que nous venons de traverser.

Je n'examine pas dans ce moment si cette législation a produit tous les heureux effets que ses auteurs en attendaient. J'admets que cette question est controversable. Mais je me borne à consacrer ce fait, que la législation existe.

Ce que pour ma part je crois fermement, c'est que cette législation a été pour les classes laborieuses et souffrantes un témoignage de la sollicitude du gouvernement et des Chambres, qu'elle a contribué à relever le moral du peuple, à le prémunir contre la malveillance, et qu'elle a été pour quelque chose dans ces résolutions courageuses avec lesquelles il a supporté les longues et douloureuses privations auxquelles il a été en proie.

Ces plaies cruelles sont-elles entièrement cicatrisées ? Ces souffrances sont-elles déjà si loin de nous que le peuple ait pu en perdre le souvenir ? Sommes-nous enfin parvenu à un état normal ? Evidemment non.

Tout ce qui de près ou de loin concerne l'alimentation publique, continue à préoccuper vivement les masses. La raison en est fort simple, c'est que tous les objets de première nécessité sont à des prix si élevés, que ces prix ne sont nullement en rapport avec le salaire de l'ouvrier.

En présence d'un pareil état de choses, n'y aurait-il pas un grave inconvénient à passer d'une législation à une autre, surtout à une époque de l'année où un grand nombre d'ouvriers sont encore sans travail ?

Le Sénat vous propose d'attendre une époque plus opportune, et il me semble que le Sénat a raison.

Proclamer à présent la libre sortie, ce serait involontairement rappeler au peuple des douleurs encore trop récentes et jeter peut-être, sans aucune nécessité, dans les esprits de l'inquiétude et de l'irritation. Si le principe de la liberté est bon, si l'avenir lui est dévolu, quatre mois de retard ne l'empêcheront pas de croître et de grandir.

Je vous prie d'ailleurs de remarquer que l'amendement du Sénat est lui-même le fruit d'un véritable transaction.

Tous les systèmes ont trouvé dans cette assemblée leurs défenseurs.

Il est vrai que ceux qui préconisaient la levée immédiate de la prohibition semblent avoir été assez rares.

Mais un grand nombre de sénateurs voulaient purement et simplement proroger la loi actuelle jusqu'au 31 décembre 1857.

Celte opinion n'a été rejetée dans le sein des quatre commissions réunies, qu'à la majorité d'une seule voix.

C'est par un louable esprit de conciliation et pour se rapprocher du vote émis par la Chambre des représentants, que la majorité des commissions réunies a adopté un terme moyen, qu'elle a proposé le 30 juin et que l'assemblée enfin presque tout entière, s'est ralliée à cette opinion.

A notre tour, nous ferons une concession, et nous maintiendrons la bonne harmonie qui règne si heureusement entre les deux branches délibérantes du pouvoir législatif, en adoptant l'amendement du Sénat.

M. Moreau. - Messieurs, mon intention n'est pas non plus de rouvrir une discussion générale sur les systèmes si différents que l'on préconise pour procurer aux populations les denrées alimentaires aux prix le plus avantageux.

La majorité de la section centrale, malgré tous les calculs des partisans de la prohibition, malgré leurs dires, est intimement convaincue que le système le meilleur pour donner au peuple, autant que possible, le bienfait de la vie à bon marché, c'est celui qui consiste dans la liberté commerciale des grains consacrée par une législation stable.

On ne saurait trop le répéter, parce qu'on l'oublie souvent, nous ne sommes pas en quelque sorte libres de choisir entre la prohibition et la liberté ; c'est notre situation, c'est la position de notre pays qui nous fait une impérieuse nécessité d'adopter un régime libéral pour le commerce des céréales, car, messieurs, n'est-il pas constant que, quelle que soit l'abondance de la récolte, la Belgique ne produit pas assez de grains pour son alimentation, qu'ainsi elle doit chaque année s'en procurer de fortes quantités à l'étranger ?

Or, dans de telles circonstances, nous sommes à chaque instant, pour l'achat des grains sur les marchés extérieurs ; en concurrence avec nos voisins les Anglais et les Hollandais, et comme ceux-ci jouissent de la liberté commerciale, ils auraient des conditions plus favorables que nous, si nous persistions à commettre la faute impardonnable de maintenir des entraves qui ont paralysé jusque maintenant l'action, l'activité du commerce et empêché son développement naturel.

D'un autre côté, il est évident que le cultivateur indigène, lui qui connaît l'insuffisance de la production des céréales dans le pays, ne se décide à vendre son grain qu'au prix auquel l'étranger vient ou va pouvoir lui faire concurrence, d'où il résulte que pour se trouver dans les meilleures conditions possibles, il faut que la Belgique fasse tout ce qui est en son pouvoir pour recevoir les grains étrangers au prix le plus avantageux.

Voilà pourquoi, messieurs, des membres de la section centrale persistent à penser que c'est un préjugé que de croire que la prohibition à la sortie peut améliorer noire position et celle des classes pauvres, voilà pourquoi l'on ne saurait trop vite tâcher de le faire disparaître de l'esprit des populations de certaines parties du pays.

Il faut bien le reconnaître, telle n'est pas la tendance de l'amendement du Sénat.

Le maintien de la prohibition pendant quelques mois de plus ne mettra certes pas le salut de la Belgique en péril, mais n'aurait-il pour résultat que de jeter de nouveau la perturbation et de faire rester dans l'incertitude ceux qui voudraient développer leurs relations commerciales et donner de l'extension au commerce des céréales (ce qui serait un grand bienfait pour le pays), n'aurait-il pour résultat que de fortifier l'opinion des partisans de la prohibition, de les rendre de jour en jour plus exigeants, qu'il faudrait encore déplorer vivement l'adoption de l'amendement.

A entendre les orateurs qui viennent de parler, la proposition du Sénat est insignifiante, elle ne peut présenter de bien grands inconvénients, ce n'est qu'une question de date, c'est une chose de peu d'importance, un rien en quelque sorte qu'on vous propose de voter.

Mais si l'amendement a le caractère qu'on lui donne, il faut avouer que c'est imputer gratuitement au Sénat d'avoir fait quelque chose de peu sérieux que d'avoir introduit, dans une loi de cette importance ;, une modification sans utilité bien constatée, et s'il en est ainsi, l'on doit reconnaître qu'il ne pourrait guère trouver mauvais que nous n'adoptions pas une mesure dont tout le mérite se réduirait à une simple question de date vraiment insignifiante.

Quant à moi, messieurs, je ne regarde pas l'amendement du Sénat. comme si insignifiant, si anodin qu'on le dit.

Sans doute, le gouvernement désire sincèrement que la prohibition à la sortie des grains disparaisse de notre législation, que celle-ci soit aussi stable, aussi permanente que possible, mais suit-il une bonne voie pour atteindre son but ? Pour se rendre maître de la position, ses vœux ne resteront-ils pas plutôt stériles ? Dieu veuille, du reste, que ses prévisions se réalisent dans un avenir prochain ! Mais il ne faut pas se faire des illusions.

L'on ne doit pas envisager l'amendement seulement au point de vue de ses conséquences immédiates, il a une portée bien plus grande.

La Chambre avait voté une loi sur les denrées alimentaires, comme devant être définitive ; tel est évidemment le caractère de la résolution qu'elle a prise, telle est la pensée qu'elle a clairement manifestée par les votes qu'elle a successivement émis.

Qu'a fait le Sénat ? Il a introduit dans cette loi que la Chambre lui soumet comme devant être permanente, un amendement qui lui enlève son caractère essentiel, car en réalité, si vous l'adoptez, votre loi ne sera plus que provisoire, elle ne deviendra, au 30 juin même, définitive que pour la forme, puisque vous avez conservé dans votre législation la prohibition à la sortie, comme principe, comme règle. En effet voter la prohibition à la sortie des grains jusqu'au 30 juin, cela n'implique-t-il pas l'idée de la remettre en vigueur, si la récolte de 1857 est par hasard moins bonne que celle de 1856 ? L'amendement du Sénat remet donc en question la liberté (page 636) commerciale des grains ; sous cette menace, tout reste incertain, le caractère de fixité que vous avez voulu donner à votre législation disparaît. On ne vous demande rien de moins que d'annuler tous les votes que naguère vous avez émis, que d'adopter un régime que vous venez de repousser à une grande majorité.

Messieurs, il a été dit en section centrale, ce que conteste l'honorable M. Vermeire, que l'époque du 30 juin, fixée pour lever la prohibition à la sortie des céréales, avait été mal choisie, parce que l'expérience prouvait qu'en général, en juin et en juillet, les grains se vendent plus cher qu'en février et en mars.

A l'appui de cette thèse, des chiffres dont on ne peut contester l'exactitude, ont été produits. J'en ai indiqué les motifs dans le rapport.

Le fait, messieurs, signalé par la section centrale se manifeste chaque fois que les céréales ont atteint un haut prix et surtout quand la prohibition à la sortie existe.

Ainsi, en février 1847, le froment se vendait 31 fr. 2 c. et, en juin, 39 fr. 84 c ; en 1853, on le payait, en février, 20 fr. 54 c, et, en juin, 21 fr. 32 c ; et, en 1854, les prix étaient à peu près les mêmes en février qu'en juin ; mais veuillez remarquer que pendant ces deux années, si la différence des prix a été peu sensible, c'est que les grains pouvaient librement sortir du pays.

Il est donc vrai de dire que lorsque les céréales se vendent à un prix élevé et surtout sous l'empire de la prohibition, en général les prévisions de la section centrale se réalisent.

Mais, dit-on, si vous n'acceptez pas l'amendement du Sénat, vous allez faire naître un conflit bien regrettable entre deux branches du pouvoir législatif et vous aurez en outre, en 1858, le régime de la loi de 1850 dont personne ne veut la mise en vigueur.

La section centrale a déjà répondu à cette objection que l'on reproduit encore.

Elle a indiqué le moyen constitutionnel d'empêcher que la loi de 1850 n'ait l'année prochaine force obligatoire, et certes personne ne contestera que la Chambre n'ait le droit de refuser son concours à la rénovation d'une loi, car pour remettre en vigueur une loi essentiellement et de sa nature temporaire, il faut, comme pour faire toute autre loi, le concours unanime des trois branches du pouvoir législatif.

On regarde, dit-on, ce procédé comme insolite, comme propre à mécontenter le Sénat qui pourrait avec raison s'en plaindre, il ferait cesser la bonne entente qu'il est désirable de conserver entre les deux Chambres.

Quant à moi, messieurs, je suis aussi désireux que qui que ce soit de voir régner la bonne harmonie entre tous les pouvoirs et la section centrale a manifesté ce vœu.

Mais je ne sais vraiment trop pourquoi le Sénat s'irriterait de cette manière d'agir de la Chambre. Si, comme on ne cesse de le répéter, l'amendement du Sénat n'a pas une bien grande portée, s'il se réduit à une simple question de date, si enfin, malgré l'amendement, au mois de juin prochain, nous jouirons d'une législation libérale et stable, en matière de denrées alimentaires, je ne vois pas comment le Sénat pourrait trouver notre procédé si insolite, si extraordinaire.

Car si, en votant l'amendement, le Sénat n'a voulu que reculer de quelques mois la mise en vigueur de la loi telle que nous l'avons adoptée, c'est qu'il est d'accord avec nous sur les principes essentiels de la législation commerciale, concernant les denrées alimentaires, c'est qu'il veut qu'une loi ayant ce caractère de fixité que nous demandons, consacre un régime libéral ; eh bien, messieurs, en nous opposant au renouvellement de la loi de 1850, que faisons-nous, si ce n'est entrer dans les vues du Sénat et suivre son intention, puisque nous donnons la liberté la plus grande au commerce des céréales ?

Pourquoi se plaindrait-on si tel est en réalité le système que de commun accord nous désirons consacrer par notre législation ?

Serait-ce la simple question de temps qui pourrait nous diviser d'une manière si profonde ? Non sans doute, je ne puis le croire.

Car pour le Sénat, elle ne doit pas avoir assez d'importance pour produire des conséquences aussi fâcheuses, elle ne touche à aucun principe, elle n'entame pas le système, le Sénat doit donc être disposé à en faire, comme on dit, bon marché.

Mais il n'en est pas de même pour ceux qui pensent que sous cette proposition se cache un grand principe de justice et d'intérêt général, principe sur lequel il ne peut raisonnablement demander que la Chambre transige.

M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Messieurs, comme la Chambre le suppose sans doute, le gouvernement ne croit pas devoir s'opposer à l'amendement du Sénat.

Ce n'est pas, messieurs, que j'aie, pour ma part, modifié le moins du monde mes convictions bien arrêtées sur cette question importante. Les opinions que j'ai exprimées dans cette enceinte et dans une autre enceinte sont restées les mêmes. Je reste convaincu qu'en principe, pour la Belgique surtout, à cause de sa position topographique, le système de la liberté commerciale des grains est le système le plus convenable, le plus en rapport avec les intérêts généraux du pays. En fait, je suis convaincu aussi que c'est avec ce système que nous pouvons avoir, en moyenne, les meilleures conditions d'approvisionnement et de prix.

Mais, messieurs, il y a aujourd’hui autre chose que des convictions en présence, et, pour ma part, je ne crains pas d’avouer que je cède aujourd’hui à la raison d’Etat, c’est-à-dire à l’influence d’un fait posé par une antre branche délibérante du pouvoir législatif. Le gouvernement croit donc devoir se rallier à l'amendement proposé par le Sénat. Quelle est, au fond, la pensée de cet amendement ? Voilà la véritable question. Selon les uns, cet amendement n'a aucune portée essentielle ; selon d'autres, selon l'honorable rapporteur de la section centrale, cet amendement a au contraire une très haute portée.

J'ai pu suivre, mieux que d'autres, les diverses phases de la discussion à laquelle a donné lieu, au Sénat, le projet de loi sur les denrées alimentaires : il m'est resté cette impression de la discussion que l'immense majorité de cette assemblée a cédé, dans son vote, à des considérations tirées des circonstances particulières où la Belgique se trouve en ce moment.

L'honorable rapporteur semble attacher une grande importance à certaines réserves qui ont été faites au moment même du vote. Mais elles n'ont été articulées que par deux ou trois membres et elles ne prouvent absolument rien contre l'ensemble de la discussion et surtout contre le texte de la loi qui a été adoptée. Ce qui résulte de la discussion et du vote du Sénat c'est que le principe du libre commerce des céréales, principe qu'il fallait une bonne fois inscrire dans la loi, se trouve conservé. La conquête est faite et restera.

Nous avons inséré dans une loi qui a un caractère définitif, le principe de la liberté des transactions en matière de céréales.

C'est là une conquête qu'après le vote de la Chambre tout le monde s'attachait à considérer comme ayant une grande importance ; cette conquête est restée entière. Le Sénat a adopté à la presque unanimité la loi définitive que la Chambre lui avait envoyée ; mais il a cru, en raison de circonstances particulières, qu'il y avait des motifs pour ne pas appliquer immédiatement ce principe de la liberté. Le Sénat a-t-il bien fait ? Relativement à l'influence qui doivent exercer les circonstances particulières où se trouve le pays on peut différer d'opinion. Faut-il en vue de ces circonstances céder à l'entraînement de l'opinion publique ? Peut-on utilement s'y opposer pour l'éclairer ?

Je suis du nombre de ceux qui pensent qu'il faut savoir s'opposer parfois à l'entraînement de l'opinion publique. Je le sais, en matière d'alimentation publique, quoi que nous fassions, nous serons encore longtemps en présence des mêmes préjugés. J'avoue même que je croyais que nous avions fait plus de chemin, pour arriver, sinon à la disparition complète, du moins à la diminution de ces préjugés. Mais les faits qui se passent autour de nous me prouvent que j'ai trop présumé de l'influence de l'observation des faits et de nos discussions parlementaires. Il faudra beaucoup de temps encore et beaucoup de circonstances heureuses pour pouvoir espérer de voir déraciner et disparaître ce préjugé.

Messieurs, la date choisie par le Sénat, est-ce une date à tous égards la plus heureuse ? Pour ma part, je ne le crois pas. Je pense aussi que vers la fin du mois de juin, nous risquons d'avoir des prix plus élevés que ceux que nous avons aujourd'hui. C'est un fait constamment remarqué que, sous l'empire de la prohibition, pendant les premiers mois d'hiver, pendant qu'on consomme les produits de la récolte indigène, on a des prix plus bas, tandis que les prix s'élèvent quand on est obligé de faire des achats à l'étranger. Cependant, il est évident qu'au mois de juin les prix des céréales dépendent en grande partie des apparences de la récolte prochaine.

Aussi ne pouvons-nous pas dire dès à présent avec certitude quels seront les prix au mois de juin prochain. Messieurs, je n'insiste pas davantage. Le gouvernement a donc cru devoir se rallier à l'amendement du Sénat ; parce qu'il serait dangereux, surtout au milieu de la saison rigoureuse, de renvoyer constamment d'une Chambre à l'autre un projet de loi dont la discussion est de nature à entretenir une certaine inquiétude dans les esprits.

Il serait impolitique, à propos d'une simple différence de quelques mois dans l'application d'un principe important désormais acquis, de faire naître un conflit regrettable entre les deux Chambres.

C'est donc pour obéir à une raison d'Etat hautement avouable, que le gouvernement a jugé convenable de se rallier à l'amendement proposé par le Sénat. La Chambre, j'en suis sûr, s'associera à cette pensée de prudence.

M. Vermeire. - J'ai demandé la parole quand j'ai entendu l'honorable rapporteur de la section centrale contester en quelque sorte l'exactitude des chiffres que j'ai avancés dans mes premières observations. J'ai dit que quand il y avait deux bonnes récoltes successives, les. prix étaient plus bas en décembre.

M. de Naeyer, rapporteur. - Nous sommes en février.

M. Vermeire. - Soit ; décembre ou février, j'ai basé mon argumentation sur ce qui s'est passé pendant les disettes de 1846 et de 1851 et je les ai comparées aux années de récolte ordinaire qui les ont suivies.

Les chiffres que j'ai avancés ont été puises dans les documents qui nous ont été distribués par le gouvernement. Je crois donc que l'induction que j'en ai tirée est de tout point exacte.

Je me plais aussi à constater que des deux côtés nous voulons arriver à un abaissement de prix des céréales ; mais que les voies sont différentes pour y arriver. Les uns croient y parvenir par la liberté, les autres par la restriction. Mais, s'il en est ainsi, comment se fait-il que les partisans du libre commerce des céréales accusent leurs adversaires de porter atteinte à la propriété sans indemnité, préalable ? Car, de (page 637) deux choses l’une : ou la prohibition fait augmenter les prix et alors il ne peut y avoir préjudice pour le vendeur ; ou elle produit l'effet contraire et alors nous atteignons notre but. Il y a là de la part de nos adversaires une contradiction manifeste que je ne m'explique pas.

Je l'ai déjà dit, et je me plais à le répéter encore : Il ne s'est manifesté contre la prohibition à la sortie aucune plainte sérieuse, ni de la part du commerce, ni de la part du producteur, ni de la part du consommateur. C'est là un fait qui prouve que ce régime n'est pas aussi mauvais qu'on semble le faire croire.

Quant à la fixité dans la législation des céréales je la désire aussi ; mais je ne pense pas qu'elle soit possible et je doute que les lois sur la matière ne subissent l'influence des récoltes et celle des prix qui en sont la conséquence immédiate et nécessaire.

M. Rogier. - Messieurs, je ne puis admettre, même pour un temps limité, la prohibition des denrées alimentaires à la sortie. Je dirai en quelques mots les motifs de mon vote qui sera contraire à l'amendement du Sénat.

Pourquoi adopte-t-on l'amendement du Sénat ? Parce que, dit-on, il faut donner satisfaction à ce qu'on qualifie de préjugé. Je crois que les préjugés n'ont pas le droit de recevoir de satisfaction de la Chambre.

M. le ministre de l'intérieur, qui a défendu avec tant de talent la cause de la liberté devant le Sénat où il a succombé, vient de nous dire qu'on peut admettre, que les circonstances justifient en quelque sorte la mesure qu'il a combattue au Sénat. Je suis bien convaincu que M. le ministre de l'intérieur ne pense pas que les circonstances justifient la mesure.

M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Je n'ai pas dit cela.

M. Rogier. - M. le ministre de l'intérieur sait fort bien que le pays, que le gouvernement a traversé des circonstances, beaucoup plus difficiles, sans donner satisfaction à ce fâcheux préjugé auquel on veut aujourd'hui satisfaire.

En 1848, nous étions sous le poids d'une crise alimentaire, politique et financière. L'agitation était grande parmi les populations, quelques manifestations sur certains points du pays avaient eu lieu. Le gouvernement a résisté, les Chambres ont résisté à ces manifestations. La liberté du commerce des denrées alimentaires a été maintenue et il n'y a pas eu de troubles dans le pays. Ainsi, à cette époque, on n'a pas donné satisfaction au préjugé populaire, et le pays n'a pas été agité. Il ne l'eût pas été davantage les années suivantes, si le gouvernement, si les Chambres surtout n'avaient pas cherché à donner satisfaction à ce vain préjugé.

S'il ne s'agissait de la part de la Chambre que de donner satisfaction à un vain préjugé, ce serait déjà un mal. Mais il y a aussi autre chose que de donner satisfaction à un préjugé ; il y a une injustice des plus révoltantes, il y a une violence qui a comme un parfum révolutionnaire à l'égard de la principale industrie du pays, à l'égard de l'agriculture.

Je ne conçois pas un système qui consisterait à livrer l'industrie agricole à la concurrence étrangère, c'est-à-dire à laisser entrer tous les produits alimentaires de l'étranger dans le pays, et à empêcher nos producteurs agricoles de vendre leurs produits partout où ils trouvent à les placer d'une manière avantageuse. C'est là une violence faite à la propriété et jamais je ne consentirai à donner mon vote à un pareil procédé, fût-ce même pour six semaines, fût-ce pour un jour.

Comment entendez-vous encourager l'industrie agricole, lorsqu'il ne lui est pas permis de se défaire de ses produits partout où elle trouve à les placer avantageusement ? Est-il une autre industrie que l'on traite avec cette rigueur ? Est-ce que nous traitons de cette façon l'industrie houillère qui est aussi d'une si grande importance et dont les produits sont si indispensables à nos populations ? N'y aurait-il pas un cri de révolte si l'on proposait de prohiber les houilles à la sortie ?

Eh bien, si les récoltes de dessous terre doivent être maintenues libres à la sortie, pourquoi les récoltes de la surface devraient-elles être prohibées ? Pourquoi empêcher le producteur agricole d'aller sur les marchés étrangers vendre le plus avantageusement ses produits ?

Vous ne commettez pas seulement une injustice révoltante, vous arrêtez l'élan de l'agriculture.

Si l'agriculture a la certitude de pouvoir vendre avec facilité et avantage ses produits, elle produira davantage. Si, au contraire, vous restreignez son marché, elle produira moins, et ainsi le prix des denrées sera à un taux plus élevé.

C'est depuis que l'industrie manufacturière des tissus a pu se développer et prendre une grande extension, que le prix des tissus est descendu à un taux aussi bas relativement au prix des denrées. C'est parce qu'aujourd'hui l'industrie manufacturière peut vendre ses produits à l'étranger, peut les envoyer sur un grand nombre de marchés, qu'elle produit beaucoup, et que, produisant davantage, elle peut assigner au prix de ces objets une valeur moindre.

Laissez à l'agriculture toute sa liberté, qu'il soit permis au producteur agricole comme au producteur de houille, au producteur de coton, au producteur de toile de vendre ses produits sur tous les marchés, qu'arrivera-t-il ? Vous donnerez un élan plus grand à l'agriculture ; elle produira davantage, et produisant davantage, elle fournira ses produits à meilleur marché.

Voilà, me semble-t-il, un principe incontestable, un principe très simple, à la portée de tous les esprits, et si au lieu d'employer ce palliatif misérable de la prohibition, je ne crains pas de le qualifier ainsi, vous répandiez parmi les populations des campagnes et des villes, ces notions si saines qui ont été appliquées à tous les autres produits, je crois que vous auriez bientôt détruit ces vains préjugés que nous prenons ici plaisir à entretenir, bien qu'aucun de nous ne croie à l'efficacité du moyen que l'on met en avant.

Messieurs, on invoque les égards que l'on doit au Sénat. Mais remarque-t-on que le Sénat ait eu tant d'égards pour les décisions de la Chambre ? La Chambre a mis des semaines à discuter cette question ; elle l'a traitée sous toutes ses faces et avec le plus grand soin.

Elle a même adopté une mesure de conciliation, un terme moyen qui semblait devoir donner satisfaction à certains préjugés, non pas du peuple, à ce qu'il semble, mais qui s'élevaient beaucoup plus haut. Elle avait donc, par transaction, adopté une mesure qui ajournait encore de six semaines la liberté des denrées alimentaires à la sortie. Qu'a fait le Sénat ? Si le Sénat avait eu pour la Chambre les égards qu'on réclame pour lui, il aurait adopté cette mesure transactionnelle.

Mais, par une espèce de caprice, a-t-on dit, il a trouvé bien de prolonger de quatre mois et demi la première prolongation adoptée par la Chambre. Il l'a fait sans égard pour la Chambre, je dirai même sans aucune espèce d'égard pour le gouvernement.

M. le ministre de l'intérieur avait donné au Sénat les raisons les plus fortes ; jamais la question n'a mieux été défendue que par M. le ministre de l'intérieur au sein du Sénat ; eh bien, le Sénat, sans égard pour la Chambre, sans égard pour le gouvernement, a prolongé de quatre mois et demi la mesure de la prohibition.

Je le regrette pour le Sénat. Je ne voudrais pas attaquer ici ce corps respectable. Mais je pense que par le simple désir de ne pas créer de conflit, d'avoir des égards pour le Sénat, nous ne devons pas introduire dans la loi des dispositions mauvaises. Ce ne serait d'ailleurs pas la Chambre qui serait l'auteur du conflit. S'il y a un conflit, c'est bien par la volonté du Sénat qu'il existe.

Voilà, messieurs, les motifs qui m'engageront à repousser le projet de loi. Si j'avais été présent à l'époque où la Chambre a voté la continuation de la prohibition, j'aurais voté contre la prohibition, non seulement parce que je la considère comme une satisfaction vaine donnée à des préjugés, mais parce que je la considère comme consacrant la plus criante des injustices vis-à-vis d'une industrie qui a droit à tous nos égards, qui a droit à toute notre protection, mais protection que nous voulons lui garantir surtout par la liberté.

M. Prévinaire. - Messieurs, je ne comptais pas prendre part à cette discussion. Je croyais que les partisans de la liberté commerciale, comme les partisans de la prohibition, s'abstiendraient, et que par une sorte de compromis, on conserverait à la loi sa véritable acception, celle de la loi telle qu'elle a été votée par la Chambre, sauf un changement en ce qui concerne l'époque de l'application.

Mais la discussion qui vient d'avoir lieu, tend à donner à la loi en discussion, un tout autre caractère et je vais tâcher de le prouver. C'est ce qui me détermine à présenter quelques observations.

L'honorable ministre de l'intérieur nous a dit que nous avions conquis un principe. Mais, en présence des discours que j'ai entendus, je crois que cette conquête n'existe pas et qu'ainsi que vous l'a fait remarquer l'honorable M. Moreau, rapporteur de la section centrale, le vote de la loi qui nous est proposée, aura lieu avec un grand nombre de réserves. Le discours de l'honorable comte de Muelenaere me paraît surtout avoir cette signification. J'ai écouté ce discours avec beaucoup d'attention et je cherche vainement ce que pouvait vouloir l'honorable comte de Muelenaere, si sa pensée n'était pas de voter cette loi sous réserve de la modifier plus tard.

Ce langage, dans la bouche d'un homme qui a été ministre et qui peut le redevenir, a pour moi une signification très redoutable. Ces réserves ne me conviennent pas, et je demande à la Chambre, après avoir entendu les arguments en faveur de la prohibition et de tous les bienfaits qui peuvent en découler pour les populations, de me permettre d'arrêter un instant son attention sur les conséquences du système de la prohibition défendu par M. le comte de Muelenaere même au risque de consacrer une spoliation.

Quant à moi, messieurs, j'ai combattu, dès mon entrée dans cette Chambre, toutes ces lois qui avaient pour but d'apporter des restriction à l'usage de la propriété quelle qu'elle soit. Ce droit doit être inattaquable.

La prohibition de sortie des denrées alimentaires viole le droit de propriété dans la personne des propriétaires du sol, des propriétaires des denrées agricoles. La prohibition de sortie, appliquée à une marchandise, viole le droit du travailleurs ou de certains travailleurs au profit d'une catégorie de privilégiés.

Messieurs, l'honorable M. Dumortier a été qualifié par l'honorable M. Frère de petit Dieu. Je me permettrai d'appliquer cette expression spirituelle à l'honorable comte de Muelenaere et je lui dirai qu'en soutenant la prohibition à la sortie et en en vantant les bienfaits, il se montre le digne émule de son voisin.

(page 638) Messieurs, si, en réalité, l'amendement du Sénat n'a d'autre portée que de remettre à trois ou quatre mois l'application du système dont nous avions fixé la mise en vigueur au 15 février, je ne vois pas trop en quoi l'état de choses sera choses. Croit-on que l'influence du commerce se fera mieux sentir alors qu'aujourd'hui. Croit-on que la baisse qu'on remarque soit le résultat de circonstances locales ? Ce serait une erreur. Cette baisse tient à des circonstances générales, à des circonstances commerciales et, sous ce rapport, toutes les mesures que vous prendrez seront sans effet. Du reste, je répéterai que si le maintien de la prohibition de sortie devait produire une baisse, quand les céréales sont à un prix supérieur dans les autres pays, alors se produirait cette spoliation sur laquelle je ne puis jamais transiger.

Mais la prohibition de sortie n'aura pas cet effet parce que la concurrence intérieure n'est pas assez considérable ; les promoteurs de la mesure le comprennent ; ils cèdent à la pression d'un préjugé, ils offrent une espérance illusoire, se réservant l'application d'une mesure plus réellement efficace le jour où l'abondance aura fait baisser les prix et où ils demanderont des droits nouveaux à l'entrée en vue de protéger contre la concurrence étrangère. Je veux écarter ce danger et j'espère que le peuple comprendra mieux ses intérêts, il appartient aux élus de la nation de la garder dans la voie du progrès, de la vertu, et non de se mettre à la remorque des préjugés.

Il faut désillusionner le peuple sur ces préjugés qui datent de 50 ans. A cette époque, c'est avec les révolutionnaires que se sont introduites les idées néfastes qui aujourd'hui, dans un jour de péril, peuvent mettre la société en danger sérieux.

Ce que vous ont dit l'honorable M. Rogier et l'honorable ministre de l'intérieur me dispense d'entrer dans plus de détails sur l'amendement adopté par le Sénat et sur les égards que, à l'occasion de cet amendement, nous devrions avoir pour cette assemblée.

M. Dumortier. - Il y a quelque chose de fort drôle dans cette discussion, c'est de voir certains membres de cette assemblée qualifier leurs adversaires de gens à préjugés, de gens dans l'ignorance. Ce qui caractérise ce système, c'est l'orgueil chez ceux qui le professent, l'orgueil infatué, qui croit avoir seul la raison en partage, qui ne discute plus, qui commande. Avec ce système, il ne faut plus de représentation nationale. S'exprimer ainsi dans une assemblée, c'est en définitive fermer les portes à la discussion.

Vous parlez de préjugés, d'ignorance. Mais y a-t-il une ignorance plus forte que la vôtre ? Vous ignorez ce qui se passe à vos portes ; vous ignorez que dans un pays voisin, de 35 millions d'hommes, vos idées sont taxées de préjugés par des gens qui ont des convictions, de l'intelligence, et une certaine force de raisonnement.

M. Rogier. - C'est de la modestie.

M. Dumortier. - Certainement c'est modeste pour répondre à ceux qui nous qualifient d'imbéciles ou à peu près.

M. le président. - Personne n'a employé cette expression, que je n'aurais certainement pas laissée passer.

M. Dumortier. - J'ai dit ou à peu-près. En effet l'on nous a taxés de gens à préjugés, soumis à des préjugés dictés par l'ignorance. Ces expressions ont été employées par l'honorable M. Prévinaire. Je dis qu'en définitive quand on s'exprime ainsi, on attaque les membres de cette assemblée qui défendent l'opinion que l'on qualifie de préjugé.

M. le président. - Je n'ai pas compris que M. Prévinaire ait accusé une partie de cette assemblée de céder à des préjugés.

M. Dumortier. - Quand il parle de personnes qui sont soumises aux préjugés, évidemment ceux qui professent cette opinion sont compris dans cette qualification. Quant à moi, je m'y trouve compris. Mais vous oubliez que ce régime que vous condamnez existe en France depuis 40 ans, et qu'il a l'appui de tout le peuple, de tous les propriétaires, de tous les cultivateurs, de tous les industriels, de tout le commerce ; qu'aucune réclamation sérieuse ne s'est élevée dans les chambres françaises contre ce régime. Et voilà ce que vous qualifiez de préjugé, dans votre orgueil.

Qu'on vienne après cela nous entretenir de ces mille histoires réchauffées : expropriation sans indemnité ; prendre la propriété d'autrui: Je me souviens d'avoir lu dans un journal français l'analyse de ce qui s'était passé dans une réunion d'économistes tenue à Bruxelles, et voici ce que disait un économiste français qui assistait à cette réunion : « J'étais venu en Belgique pensant y trouver de nouvelles idées ; mais je suis tombé des nues quand j'ai vu ressasser toutes ces vieilles idées de Say que nous avons combattues et renversées depuis si longtemps. »

Mais, dit l'honorable M. Rogier, le Sénat a manqué d'égards envers la Chambre. Depuis quand donc une assemblée délibérante, égale à nous, n’a-t-elle plus le droit de voter comme elle le juge convenable ? Est-ce que, par hasard, le Sénat se compose de serviteurs de la Chambre ? Comment ! le Sénat a manqué d'égards envers la Chambre parce qu'il a exercé son droit et rempli son devoir ! Voilà jusqu'où l'on va lorsqu'on ne respecte pas les idées d'autrui !

On vient, messieurs, s'apitoyer sur le sort de l'agriculture. L'agriculture, dit M. Rogier, laissez-la se développer, elle produira davantage et alors le préjugé se dissipera. Vous le voyez, messieurs, c'est toujours le préjugé ! Mais l'honorable M. Rogier ignore-t-il que les produits de l'agriculture sont nécessairement limités ? Est-ce qu'il dépend de l'honorable M. Rogier de créer un million d'hectares de terre de plus ?

Mais je demanderai à l'honorable membre: Si la prohibition à la sortie est un si grand préjugé, pourquoi son ministère est-il venu proposer la prohibition à la sortie des pommes de terre ?

M. Rogier. - Du tout.

M. Dumortier. - Vous l'avez tout au moins votée. Or, quand vous avez voté la prohibition des pommes de terre, vous avez, d'une part, cédé au préjugé et, d'autre part, vous avez violé la propriété d'autrui, vous avez exproprié sans indemnité.

Je crois, messieurs, que dans la loi actuelle il y a une excellente disposition, celle qui maintient la prohibition à la sortie pendant quelque temps encore, mais quant à la loi elle-même, je dis qu'elle ne sera définitive qu'aussi longtemps que la situation restera ce qu'elle est.

Ce sera malgré vous, malgré moi malgré, nous tous, parce qu'il y a quelqu'un qui a plus de sens que vous tous, c'est tout le monde. Vous n'aurez jamais une loi définitive sur les céréales aussi longtemps que vous n'aurez pas l'échelle mobile bien combinée, de manière à prévoir tous les cas... (Interruption.) Vous faites de l'échelle mobile depuis un grand nombre d'années ! Vous ne faites que cela. Quand vous aurez fait une loi d'échelle mobile, alors, mais alors seulement vous aurez une loi définitive, parce que c'est là le seul système rationnel, parce que dans ce système une loi en comprend 40 et prévoit tous les cas possibles.

Je dis, messieurs, qu'il y a aussi dans la loi une très mauvaise disposition, c'est celle qui ne fixe le droit d'entrée qu'à 50 centimes par 100 kilog. Savez-vous, messieurs, ce que c'est que 50 centimes par 100 kilog ? C'est la moitié de l'impôt foncier. De sorte que vous donnez un privilège à l'étranger contre l'agriculture de votre pays.

Que vous abaissiez, que vous supprimiez les droits quand le peuple a faim, à la bonne heure, car, en définitive, la première chose à faire, c'est de donner à manger à ceux qui ont faim ; mais je vous défie bien de ne pas élever le droit d'entrée quand le prix des grains tombera à 12 ou 13 francs, alors surtout que vous avez créé chez le fermier des habitudes de luxe auxquelles il ne peut plus renoncer. Il ne faut donc pas se le dissimuler, notre loi n'aura pas plus de durée que toutes celles qui l'ont précédée.

- La discussion est close.

Discussion des articles

Article premier

« Art. 1er. La prohibition de sortie des denrées alimentaires, prononcée par l'article premier de la loi du 30 décembre 1856, est prorogée jusqu'au 30 juin 1857. »

La section centrale propose le rejet de cet article.

M. Rogier. - Messieurs, j'ai demandé la parole uniquement pour répondre quelques mots à l'honorable M. Dumortier.

D'après cet honorable membre j'aurais accusé le Sénat d'avoir manqué d'égards envers la Chambre. Or, voici ma pensée : On avait fait valoir cet argument qu'en repoussant la loi nous manquerions d'égards envers le Sénat ; j'ai répondu que s'il en était ainsi le Sénat aurait commencé lui-même par manquer d'égards envers le Chambre, en repoussant une loi qui nous avait coûté tant de travaux et en introduisant un amendement contre le vœu du gouvernement.

J'ai ajouté qu'il ne fallait pas se laisser aller à cet argument qui ne peut plus avoir de valeur pour la Chambre que pour le Sénat ; chacun des deux corps agît dans sa liberté, dans son indépendance. Si le Sénat avait le droit, sans manquer d'égards pour la Chambre, de modifier le projet de loi que la Chambre lui avait transmis, la Chambre a parfaitement le droit de maintenir son premier projet, sans manquer d'égards pour le Sénat. Nous n'avons donc à nous préoccuper, ni d'un côté, ni de l'autre, de ces questions d'égards et de bienséance.

Messieurs, nous n'avons pas dit que les partisans du régime de la prohibition à la sortie fussent des ignorants ; nous les avons encore bien moins traités d'imbéciles ; nous ne nous sommes pas servis de semblables expressions ; mais, d'accord avec M. le ministre de l'intérieur, nous avons regretté que les Chambres fissent des lois pour donner satisfaction à ce que la plupart des membres proclamaient être un préjugé. Voilà ce que j'ai dit. Je n'ai d'ailleurs jamais admis en principe ni voté ni pratiqué la prohibition à la sortie.

L'honorable M. Dumortier ne considère pas cette loi comme une satisfaction donnée à un préjugé populaire ; il croit que la partie de la nation qu'il appelle le peuple et qui est, selon lui, favorable à la prohibition a infiniment plus raison qu'une foule d'hommes éclairés qui pensent que la prohibition est une mauvaise mesure ; mais pour cela l'honorable membre n'est pas un ignorant et encore moins l'autre chose qu'il a dite.

Pour ma part, je n'ai fait que répéter l'opinion de M. le ministre de l'intérieur qui a déclaré que la loi avait pour but de donner une satisfaction à un préjugé. Or, j'ai dit que nous étions ici, non pour donner satisfaction à des préjugés populaires, mais pour éclairer l'opinion. En tenant ce langage, je n'ai pas accusé mes adversaires d'ignorance et encore moins d'imbécillité ; je pense, au contraire, qu'ils sont d'une bonne foi parfaite, et qu'ils ont une intelligence à la hauteur de leur mandat.

M. Dumortier. - Ce n'est pas à vous que j'ai fait allusion.

(page 639) M. Rogier. - Je n'ai entendu aucun de mes honorables amis vous faire les reproches dont vous vous êtes plaint.

- La clôture de la discussion sur l'article premier est prononcée.

On demande l'appel nommai.

74 membres répondent à l'appel nominal.

52 membres répondent oui.

19 membres répondent non.

3 membres (MM. Sinave, Vander Donckt et Jacques) s'abstiennent.

En conséquence, l'article est adopté.

Ont répondu oui : MM. Osy, Rodenbach, Rousselle, Tack, Thibaut, T'Kint de Naeyer, Vandenpeereboom, Van Goethem, Van Iseghem, Van Renynghe, Van Tieghem, Verhaegen, Vermeire, Veydt, Vilain XIIII, Wasseige, Wautelet, Brixhe, Calmeyn, de Breyne, Dedecker, de Haerne, de Kerchove, de La Coste, Delehaye, de Mérode-Westerloo, de Muelenaere, de Paul, de Perceval, de Portemont, de Ruddere de Te Lokeren, de Sécus, Desmaisières, Desmet, de Steenhault, de Theux, de T'Serclaes, Dumon, Dumortier, Grosfils, Janssens, Jouret, Lambin, Landeloos, Laubry, le Bailly de Tilleghem, Maertens, Magherman, Malou, Matthieu, Mercier, Moncheur.

Ont répondu non : MM. Prévinaire, Rogier, Anspach, Coomans, David, Delfosse, de Moor, de Naeyer, de Pitteurs-Hiegaerts, de Renesse, Goblet, Julliot, Lange, Lebeau, Lesoinne, Licot de Nismes, Loos, Moreau et Orts.

M. le président. - Les membres qui se sont abstenus sont invités, aux termes du règlement, à faire connaître les motifs de leur abstention.

M. Sinave. - Messieurs, je me suis abstenu par les motifs que j'ai déjà donnés lors de la première discussion, à savoir, que pour établir le libre-échange, il faut qu'il y ait réciprocité entre toutes les nations.

M. Vander Donckt. - Messieurs, je n'ai pas voulu voter pour l'amendement introduit par le sénat dans le projet de loi, parce que je crois que le système de liberté est le seul qui convienne à la Belgique ; je n'ai pas voté contre, parce que le délai que le Sénat a adopté ne m'a pas paru une disposition assez essentielle pour motiver de la part de la Chambre un vote qui pût contrarier l'autre branche délibérante du pouvoir législatif.

M. Jacques. - Messieurs, je me suis abstenu, parce que la prolongation votée par le Sénat m'a paru offrir moins d'inconvénient que le rejet de la loi.

Article 2

« Art. 2. A dater du 1er janvier 1858, les droits d'importation sur les articles suivants sont fixés savoir :

« Froment, épeautre inondé et non mondé, méteil, seigle, maïs, sarrasin, orge, drêche, avoine, pois, lentilles, fèves (haricots), féveroles et vesces, 50 c. les 100 kil. ; libres à la sortie.

« Gruau, orge perlé, farines et moutures de toute espèce, son, fécules et autres substances amylacées, pain, biscuit, macaroni, semoule, vermicelle et pain d'épices : 1 fr. les 100 kil. ; libres à la sortie.

« Viandes de toute espèce : 1 fr. les 100 kil. ; libres à la sortie.

« Taureaux, bœufs, vaches, bouvillons, taurillons, génisses et veaux pesant 30 kilogrammes et au-delà. 1 c. par kilogramme du poids brut des animaux sur pied ; libres à la sortie.

« Veaux de moins de 50 kilog., moutons, agneaux et cochons : 30 c. par tête ; libres à la sortie.

- Adopté.

Proposition de loi

Dépôt

M. le président. - Je dois informer la Chambre qu'un de ses membres, usant de son droit d'initiative, a déposé sur le bureau une proposition de loi. Conformément aux prescriptions du règlement, cette proposition sera renvoyée à l'examen des sections pour qu'elles décident si la lecture en séance publique en sera autorisée.

Projet de loi, amendé par le sénat, sur les denrées alimentaires

Vote sur l’ensemble du projet

Il va être procédé au vote par appel nominal sur l'ensemble du projet.

Il est procédé à cette opération.

En voici le résultat :

63 membres répondent à l'appel.

45 membres répondent oui.

9 membres répondent non.

9 membres s'abstiennent.

En conséquence, le projet de loi est adopté. Il sera soumis à la sanction royale.

Ont répondu non : MM. Rogier, Anspach, Coomans, de Naeyer, de Pitteurs-Hiegaerts, Goblet, Lebeau, Moreau et Orts.

Ont répondu oui : MM. Osy, Rodenbach, Rousselle, Tack, Thibaut, T Kint de Naeyer, Vandenpeereboom, Van Iseghem, Van Renynghe, Verhaegen, Vermeire, Veydt, Vilain XIIII, Wasseige, Wautelet, Brixhe, Calmeyn, Dedecker, de Haerne, de Kerchove, Delehaye, de Mérode-Westerloo, de Muelenaere, de Paul, de Perceval, de Portemont, de Ruddere de Te Lokeren, de Sécus, Desmaisières, Desmet, de Steenhault, de T'Serclaes, Dumon, Jacques, Janssens Jouret, Lambin, Lange, Laubry, le Bailly de Tilleghem, Maertens, Magherman, Malou, Mathieu et Mercier.

Les membres qui se sont abstenus sont invités à faire connaître le motif de leur abstention.

M. Prévinaire. - Je me suis abstenu parce que je ne veux pas voter et que je ne voterai jamais de restriction à la sortie des produits nationaux ; d'un autre côté je ne voulais pas repousser une disposition décrétant la libre entrée avec un léger droit.

M. Vander Donckt. - Je me suis abstenu par les motifs que je viens de faire connaître à propos du vote précédent.

M. Sinave. - Je me suis abstenu par les motifs que j'ai fait connaître tout à l'heure.

M. Delfosse. - La première fois que la Chambre a voté sur ce projet de lui, je me suis abstenu et j'ai fait connaître les motifs de mon abstention.

Je me suis abstenu aujourd'hui par les mêmes motifs.

M. David. - Je me suis abstenu par les mêmes motifs que M. Prévinaire.

M. de Moor. - Je me suis abstenu par les mêmes motifs que M. Prévinaire.

M. de Renesse. - Etant contraire à la prohibition à la sortie des denrées alimentaires, je n'ai pas pu voter pour la loi, mais, approuvant les autres dispositions du projet qui, pour l'année prochaine, admettent le commerce des céréales sans entraves, j'ai cru devoir m'abstenir.

M. Lesoinne. - Je n'ai pas voulu voter l'amendement du Sénat qui maintenait la prohibition de sortie pendant quatre mois encore, par contre je n'ai pas voulu voter contre la loi parce que je suis partisan du principe qu'elle consacre et qu'elle deviendra définitive le 1er janvier 1858.

M. Loos. - Je me suis abstenu par les mêmes motifs que M. Lesoinne.

- La séance est levée à 4 3/4 heures.